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Une bataille perdue

Ce sombre drame s'est joué récemment. Il s'est joué au bord d'un canal de France, un de ces paisibles canaux à l'eau plate, moirée de taches de vent et de flaques de soleil, qui s'en vont bien sagement en longues lignes droites entre leurs bordures de grands peupliers et prennent avec prudence leurs tournants très larges.

Un minuscule ruisseau vient se jeter là, passant le halage sous un beau ponceau de béton, un ponceau tout neuf qui a remplacé l'ancêtre fait de traverses mal équarries, mais qui sonnaient clair sous le sabot des chevaux d'antan,

Ce ruisselet, un mètre de large à peine, sort, à dix pas du pont, du tunnel de broussailles sous lequel il a voyagé jusqu'ici. Il s'étale alors sur deux mètres et atteint bien cinquante centimètres de profondeur.

Gonflé par de récents orages, il avait dû monter de vingt centimètres peut-être. Sur l'une des berges, un lavoir rustique : deux planches maintenues par trois piquets. L'autre, envahie par les bouquets de coudrier et les buissons de ronces. Bref, un charmant petit plan d'eau de huit mètres carrés.

Il était de notoriété publique qu'il n'existait rien dans ce canal qui puisse intéresser les fervents du lancer léger, rien… ou presque. Quelques petits brochetons très jeunes et peu agressifs ; quelques minuscules perchaudes qui suivent parfois la cuillère, mais y touchent rarement

Or donc, ce soir-là, il faisait un temps maussade, un temps de fin d'orage, légère bruine, vent frais, ciel couvert ; un soir d'automne.

J'avais pêché pendant plus d'une heure à l'embouchure, ratissant le canal en long et en large, pêchant à fond, en surface, entre deux eaux, m'appliquant à de savants relâchers... Rien...

Vingt fois ma cuillère était passée devant le ponceau, vingt fois venant du large elle était sortie de l'eau presque sous le tablier. Pas une touche, pas même une poursuite.

Au milieu du flot limoneux qui sortait du ruisseau, d'innombrables ronds de grandeur variable : chevesnes, gardons, ablettes s'activaient au milieu de cette provende qui leur arrivait à flots pressés.

De grosses bulles sans cesse montaient du fond et crevaient en surface. Carpes, tanches et brèmes étaient au travail. Tout ce petit monde s'ébattait en parfaite tranquillité. Je n'avais qu'à rentrer mes cuillères.

Pourquoi l'idée m'est-elle venue de regarder le plan d'eau de l'estuaire, le lavoir noyé, les planches à peine visibles ? Pourquoi avoir imaginé qu'une perchaude y pourrait être à l'affût ? Je ne sais. Quoi qu'il en soit, me voici, de nouveau sur le sentier de la guerre.

Le seul moyen de faire défiler correctement la cuillère devant cet abri consiste à l'envoyer sous le ponceau et lui faire remonter le courant. Ce n'est pas facile, facile. Le passage est bien étroit, mais avec un petit coup de poignet bien souple et... un peu de chance.

Un, deux… la canne répond à ravir. La cuillère file sous le pont et tombe le long du mur d'amont, presque au débouché dans le canal. Un tour de manivelle sans grande conviction. Tiens ! Couronnement de cette soirée manquée, j'ai accroché un paquet d'herbes. Pourvu qu'il n'y ait pas de branches noyées. Le paquet est lourd, lourd, mais il vient doucement. Je ne perdrai tout de même pas ma cuillère.

Oh !... cette traction lente mais si puissante, la canne qui ploie..., la plainte grelottante du frein... Est-ce que... ? Mais non, ce n'est pas possible. C'est une branche qui résiste. Je rends la main... Le fil reste tendu, le frein gémit toujours. Aucun doute. C'est quelque chose de sérieux, de très sérieux... et de très grave, étant donné l'espace exigu où il faut manœuvrer. Si la bête passe sous le pont et gagne le canal, elle est perdue. Elle est perdue aussi si elle s'enfonce sous le tunnel de verdure, dont je peux presque toucher l'entrée du bout de mon scion.

Heureusement, aucune brutalité de sa part. Elle évolue sans hâte, sûre de sa force, étonnée seulement, semble-t-il, de cette résistance anormale et cherchant dans quelle direction on peut y échapper.

Pourtant, voilà un départ irrésistible vers l'amont. La canne plie, plie... J'ai l'impression que le frein est trop serré. Je veux le desserrer. Le mouvement de fuite s'accélère. Je mouline, je mouline éperdument sans plus sentir de résistance. Je veux resserrer le frein. Horreur ! Je m'aperçois que la ligne a vrillé. Une coque est passée sous l'écrou de frein. Le pick-up n'agit plus... C'est la catastrophe !... Et naturellement, alors que j'ai besoin de tout mon sang-froid, je commence à perdre la tête.

Je saisis le nylon au-dessus du moulinet et je tire... Un beau coup de queue me répond... Ouf !...

Je récupère doucement. Dieu, que la bête est lourde ! Quelle pièce ce doit être !

La canne fait merveilleusement son travail. Elle ploie en arc régulier de la pointe du scion à la poignée.

Pour la soulager, je dois laisser filer parfois un peu, très peu ; déjà voici le pont, et là les broussailles et les souches. La bête, docile, change de direction, mais ce n'est pas moi qui la ramène. Tout au plus, j'arrive à guider sa nage puissante.

Pour maintenir le fil raide, je tire lentement. Quand je suis à bout de bras, je dois saisir le nylon entre les lèvres et vite le reprendre plus haut.

C'est de l'acrobatie et cela doit mal finir. J'en tremble des pieds à la tête.

Pourtant, j'ai l'impression que les tentatives de fuite sont moins longues, quoique toujours irrésistibles. La lutte continue, lente, obstinée, avec des mouvements qu'il faut lents, souples et précis, alors que je trépigne d'impatience et da crainte et… d’espoir.

Voilà bientôt vingt minutes que dure la bagarre, Le poignet me fait mal et je transpire à grosse gouttes. Pas une fois encore je n'ai réussi à décoller la bête du fond. Je n’ai encore rien aperçu d'elle, à peine un léger remous à chaque changement de direction. Et pourtant, sans le limon, je la verrais à merveille : à peine soixante-dix centimètres d 'eau.

Avec angoisse, je jette un rapide coup d'œil vers le halage. Si le ciel pouvait m'envoyer de l'aide ! Hélas ! par ce temps maussade, promeneurs et pêcheurs sont bien rares... Personne à l'horizon...

Et la lutte continue, lente toujours, silencieuse, obstinée.

Ah !je suis tombé sur un adversaire infatigable ! Je l'avais amené presque à mes pieds. D'une détente puissante il repart à nouveau, et le petit sillage du fil tendu à se rompre raie l'eau en direction des souches.

Le découragement peu à peu m'envahit.

Je n'ai plus de moulinet, pas de bas de ligne en acier. Et puis, du 24/100, c'est bien léger pour une si grosse bête. Et puis.., et puis j'ai deux bobines neuves dans mes tiroirs, mais le nylon du moulinet est de l'an dernier... Ah ! maudite négligence !

Si je ne m'assure pas rapidement la victoire, tout est perdu. Je récupère lentement. La bête est là sous mes pieds. Il me faut l'amener en surface et la gaffer.

Je tire doucement, doucement. La canne est courbée à toucher l'eau. Je sens mon adversaire allongé le long du lavoir, mais je ne peux le soulever du fond : il est trop lourd. Pourtant, il ne bouge plus du tout. Enfin... il est à moi... Pas tout à fait encore...

Un coup de queue violent, un brusque démarrage vers le large... Plus rien...

Le fil, coupé net, se balance bêtement au vent du soir. Ami lecteur, je vous souhaite beaucoup d'émotions aussi longues et aussi vives, même si le fil doit casser parfois.

D. du F...

Le Chasseur Français N°658 Décembre 1951 Page 723