Le genre humain, dans ses possibilités, n'atteindra sans
doute jamais à des limites.
Son avenir nous échappe, mais, autant qu'il aura vie sur
terre, la devise « de plus en plus fort » sera sienne, pour le meilleur et pour
le pire.
Un phénomène cycliste existait, venant, vraisemblablement,
après d'autres que chaque époque considérait comme tels, mais dont les talents
nous échappent au fur et à mesure que les performances s'enfoncent dans le
temps.
Fausto Coppi ! Qui nous semblait invulnérable et
irremplaçable.
Las !
Une étoile se leva d'un coup au firmament, inconnue presque,
sauf pour ceux des initiés qui avaient eu la chance de suivre ce prodige dans
ses pédalées, mais qui pouvaient seulement craindre qu'une telle beauté ne pût
condescendre à souffrir.
J'étais de ces derniers. Un semblable jeu de chevilles livré
au pilonnage du Tour de France ; une telle superbe noyée dans les tornades ; ce
merveilleux gentleman, enfin, se contraignant à bâfrer au long des chemins et
préférant porter la tunique du forçat de la route (Géo London dixit) que
de se vêtir de la légère soie du pistard : tout cela dépassait l'entendement.
Ce fut cependant vrai.
Koblet, Hugo Koblet, pulvérisa toutes les données du
problème, réussissant à soustraire son corps et son cerveau à l'avilissement et
à élever à la dignité la profession de coureur cycliste et la qualité de
champion.
Sa « promenade » dans le Tour de France 1951, son
Grand Prix des Nations, où il mit à mal le record de Coppi, son Critérium des
As, son Grand Prix de Suisse — j'en passe — venant après ses victoires, l'année
précédente, dans le Tour de Suisse et le Tour d'Italie, ont eu un
retentissement considérable.
Le pédaleur,de charme fit oublier son compatriote Kubler,
vainqueur du Tour de France l'an dernier, gagnant cependant, au début de la
saison 1951, la Flèche Wallonne et Liège-Bastogne-Liège (doublé magnifique),
puis le Tour de Suisse.
Il éclipsa aussi le champion de France Bobet, qui avait
dompté tout le monde dans Milan-San-Remo, brillant second dans Paris-Roubaix et
pour qui notre Tour fut, une nouvelle fois, celui de la souffrance, mais qui
termina brillamment la saison en battant tous les Italiens plus Kubler (Koblet
absent) dans le Tour de Lombardie.
Certes, Koblet, aussi grand soit-il, portera au revers de
son palmarès 1951 sa défaite dans le championnat du monde sur route, défaite
qu'il forgea de toutes pièces sur la piste du Vigorelli à Milan en courant en
même temps le championnat de poursuite.
Soumis à un dur travail en demi-finale, de la part du
Luxembourgeois Gillen, il ne put rien en finale contre l'Italien Bevilacqua,
formidable machine à débiter du kilomètre, et perdit en même temps toute chance
d'être vainqueur routier à Varèse. Les deux lièvres étaient ratés.
On dira que, figurant dans le second peloton, il ne voulut
point courir contre son compatriote Kubler, qui emmenait les hommes de tête
avec une énergie farouche.
S'il y a du vrai dans ce qui précède, je crois,
personnellement, pour avoir suivi de très près le débat, que, ce jour-là, la
belle machine « serrait » quelque peu, ce qui permit à Kubler d'offrir, à son
défaut, la démonstration de ce que peut réaliser l'énergie folle, servie par la
vindicte et la classe.
Bobet fut, de toute façon, notre meilleur français 1951 ;
néanmoins, de beaux fleurons furent cueillis par nos compatriotes au cours de
l'année écoulée. Mais ces amis ont compris que le génie n'avait fait
qu'effleurer les meilleurs d'entre eux, au rang desquels Barbotin demeure
encore un x mystérieux, le plus doué peut-être et qui devra prendre comme ligne
de conduite future de mettre à son compte personnel le fruit de ses propres
efforts.
Guéguen, dans Paris-Bruxelles ; Redolfi, dans les Boucles de
la Seine, Paris-Saint-Étienne et le Tour du Maroc ; Diot (et Muller), dans
Paris-Brest et retour; Canavèse, dans la Coupe Marcel Vergeat et le Circuit
charentais ; Sciardis, dans le Prix du Pneumatique ; Muller, dans
Paris-Montceau-les-Mines et Paris-Clermont-Ferrand ; Geminiani, dans la
Polymultipliée et le Prix du Midi Libre; Lauredi, dans le Critérium du Dauphiné
Libéré ; Forlini, dans le Tour de l'Est ; Meunier, dans
Paris-Limoges ; Varnajo, dans le Libre Poitou; Rémy, dans le Tour
du Vaucluse; Baldassari, dans Paris-Camembert ; Antonin Roland, dans
Bourg-Genève-Bourg, ont, notamment, obtenu de notables victoires. Elles ne
peuvent consoler de la défaite totale enregistrée au championnat du monde sur
route en Italie où Bobet, Barbotin, Muller, Geminiani, Varnajo et Redolfi ne
firent rien, absolument rien... (ou si peu en ce qui concerne les deux
derniers).
Si nous n'avions eu Bobet, aucune victoire considérable
n'eût été obtenue par nos nationaux sur le lot mondial des routiers
extra-muros.
En son temps, nous avons dit ce que nous pensions de notre
champion de France. Depuis, nous avons pu constater combien les Italiens ont
gardé souvenir de leurs cuisantes défaites dans Milan-San-Remo et le Tour de
Lombardie, sur leur propre territoire. Nés malins et demeurés malins, ils ont
trouvé, dans la simplicité, une fiche de consolation en adoptant Bobet à la
suite de leur quatuor maître ; Coppi, Bartali, Magni, Bevilacqua.
C'est pourquoi, au moins dans le Nord de l'Italie, son nom
est parfois écrit en jambages majestueux sur ces curieux panneaux de la
renommée que sont les murs.
Le dernier choc en France entre la plupart des « grands »
fut Paris-Tours (très judicieusement installé en fin de saison, ce qui rehaussa
singulièrement son prestige). Jacques Dupont, ex-champion olympique du
kilomètre, ex-champion de France amateurs de poursuite, qui eût connu la gloire
sans un tragique accident sur piste, s'est miraculeusement retrouvé au moment
où la marque qui l'équipait cessait de s'intéresser aux professionnels. Jolie
consolation que cette victoire pour notre compatriote... Mais, surtout, preuve
que ses énormes qualités demeurent, ce qui est réconfortant.
Rideau tiré sur la route, il ne restait plus à Koblet qu'à
considérer le tableau de marche que les deux Maurice (Richard et Archambaud,
ex-recordmen) mettaient à sa disposition en vue de tenter de porter à 46
kilomètres le record du monde de l'heure détenu par Fausto Coppi avec 45km,871,
ramenés à 45km,798, seul vestige encore probant de la supériorité de l'échassier
transalpin.
Lourde tâche pour un champion ayant fourni une, saison aussi
fatigante, même pour un surhomme... tâche qui tenta Bobet en raison de sa
remontée d'octobre... et aussi Barbotin.
René Chesal.
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