Vraiment, en cyclisme, les pionniers et propagandistes de la
première heure voyaient grand !
Lancer des vélocipédistes de 1891 sur 1.200 kilomètres sans
étape, cela dut sembler une gageure, ou une folie, ou un crime. Il s'en présenta
plusieurs centaines. On leur accordait dix jours. Terront mit soixante et onze
heures ; et son nom et ce temps n'eurent pas besoin de radio pour être
aussitôt connus et se graver dans toutes les mémoires.
Aujourd'hui, Diot vient de mettre à peine trente-neuf heures.
Dans dix ans, le vainqueur roulera à une allure telle qu'il sera revenu à Paris
dans le temps qu'a mis Terront pour aller virer à Brest. Et ceci peut se
traduire ainsi : les progrès réalisés dans la construction des cycles et le
revêtement des routes permettent ou permettront bientôt à un coureur de rouler
deux fois plus vite qu'autrefois.
Mais il n'y a pas que les coureurs ! En 1951, on
accorde aux randonneurs non pas dix jours, mais quatre, pour obtenir le diplôme
et la breloque de Paris-Brest et retour. Ils sont libres de rouler vite ou
doucement, de dormir ou non. Les uns voulurent réaliser des performances. Les
autres se contentèrent d'arriver dans les délais. Tous avaient versé 500 francs
de droit d'engagement. Tous accomplissaient la randonnée à leurs frais. Aucun
n'avait l'espoir du moindre prix en espèces, pas même en nature, et les
meilleurs savaient que leur performance. aux yeux du public, pèserait peu
auprès de celles de professionnels.
Ils sont donc, à leur manière, des « héros obscurs ».
C'est à ce titre que je suis allé les voir passer, roulant vers Brest tandis
qu'ifs revenaient vers Paris, les croisant, les comptant, saluant de la main
ces obstinés, ces courageux, ces fanatiques, dont quelques-uns (ceux qui
s'étaient surtout entraînés à ne pas dormir) me rencontrèrent dès l'aube du 7
mai ; je parle des as, des Routens-Fourmy. des Chétiveaux, des Rafaitin,
Leblanc et autres Dejeans, autres Chartrain qui, suivant scrupuleusement leur
horaire, couvrirent les 1.200 kilomètres en deux tours de cadran ou un peu
moins.
Quant aux dormeurs et casse-croûtiers, je constatai que,
seuls ou groupés par petits paquets, ils étaient très loin les uns des autres,
séparés par leur valeur, certes, mais aussi par leur conception de la
randonnée, les uns se donnant à fond, d'autres jugeant bon de se ménager pour
éviter la défaillance de la deuxième nuit, fort redoutée de tous.
Ai-je dit qu'ils étaient six cents !
Ne croyez pas qu'ils se sentaient (ces durs, ces purs)
encouragés par la foule! Il n'y avait pas de foule, même pour les
professionnels (surtout quand Benoît Faure et ses cinquante-trois ans eurent
abandonné, car on ne venait voir passer les Paris-Brest que pour applaudir
cette vieille gloire : «la Souris », ce phénomène, cette erreur de la nature).
Aucun rapport avec le passage du Tour et le délire populaire devant un Bobet,
un Koblet, un Coppi. Cette admirable, cette formidable course Paris-Brest et
retour est considérée un peu comme une reconstitution historique. Au lieu d'un
tournoi ou d'une partie de paume, on fait rouler des coureurs sur 1.200
kilomètres pour maintenir le culte des Terront, Jiel, Laval, Lesna ou Mills.
C'est un beau geste. Mais parlez nous du Tour de France, et de son cortège
publicitaire, et de ses courtes étapes gagnées à l'emballage !
Quel dommage que cette indifférence dont j'ai été témoin !
Brest ! ce bout du monde pour un vélocipédiste de
jadis, cette ville si lointaine que les premiers chemins de fer semblaient
hésiter à l'atteindre et que les trains n'en finissaient plus d'y arriver !
La Bretagne, celle d'alors, où il n'y avait pas plus de dolmens et de calvaires
qu'aujourd'hui, mais où l'on voyait apparaître les coiffes, et les braies, et
les grands chapeaux à rubans des joueurs de biniou ; la Bretagne, où l'on
parlait une autre langue, incompréhensible et gutturale, dure, hachée ; la
Bretagne des druides, des corsaires, des légendes, enfin la Bretagne qu'avait,
après Loti, fixée Botrel pour nos touristes de 1890, et où allaient pénétrer
des hommes montés sur deux roues, et roulant plus vite que vingt bidets
emportés, « depuis Paris ma Doué, depuis Paris » !
Voilà ce que j'évoquais sur cette route d'une longueur
infinie, aux côtes ininterrompues, en pédalant dans cette Bretagne dont la
monotonie et la tristesse grave étaient sublimées, ce jour-là, par la vapeur de
brume où se diluaient les lointains.
Course peu suivie. Reconstitution sans recueillement ni
prestige. Une course comme une autre, comme les Parisiens et même les Bretons
ont, en somme, l'habitude d'en voir. C'est vrai qu'elle est de 1.182 kilométres,
mais on est tellement accoutumé aux chiffres énormes, à l'énormité en tout. Et
puis s'il y avait Bobet ! s'il y avait Coppi ! Et pourquoi pas des
entraîneurs sur Derny ?...
Ils ne comprennent pas, les gens, les gens qui n'étaient pas
nés en cette époque héroïque des vélocipèdes, de vingt kilos et des premiers
pneumatiques démontables, et des lanternes à bougie, et de la sueur de Charles Terront,
et du Petit Journal de Pierre Giffard, et des premiers grands
globe-trotters ; Baroncelli, Maurice Martin et son tricycle,. le père Rousset et
ses soixante-dix ans ! Alors ils ne réalisent pas Paris-Brest... et,
moi-même, je me demande si les jeunes peuvent me comprendre.
Pourtant l'héroïsme n'est pas mort. Six cents hommes,
de vingt à soixante-cinq ans, dédaignent le moteur, s'engagent à leurs frais,
font la course à leurs frais. A peine connaît-on les noms d'une demi-douzaine.
Graves et modestes poètes de l'effort, ils luttent, deux à. trois jours, trois
à quatre nuits sur l'interminable ruban hérissé de côtes. Ils moulinent, ils
moulinent, sous le crachin breton, dans une buée blême; ils traversent des
villes, encore des villes que séparent des landes désolées... Et je les admire,
et je les bénis de contribuer à une reconstitution secrète et toute personnelle
de mon Paris-Brest 1891, celui de mon enfance, de mon premier vélo, cadeau de
mon cher père, plus heureux encore de me le donner que moi de le recevoir... Et
ce n'était pas peu dire !
Henry De Latombelle.
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