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Métiers de l'afrique noire

Les pasteurs

Au rythme invariable des saisons, dans les savanes, sans fin, tour à tour verdoyantes et desséchées, dans les brousses denses ou épineuses, ils poussent devant eux leurs troupeaux, éternels errants, à la recherche du pâturage nourricier ou de la mare encore humide, avare d'une eau infecte, mais salvatrice, que l'instinct des animaux, l'expérience des hommes et le vol tournoyant des oiseaux familiers décèlent à coup sûr.

Des eaux atlantiques, qui éteignent les sables mauritaniens, aux bourbes du lac Tchad, qui rompent la monotonie des latérites calcinées du Niger, entre les dunes mouvantes des confins sahariens et les brousses verdoyantes du Soudan moyen, aux terres plus humaines, s'étendent les savanes hostiles, que l'élevage, seul, peut asservir à l'homme.

Les Maures à l'allure aristocratique, les Touareg au cœur farouche, autrefois maîtres incontestés du désert, privés, aujourd'hui, du rançonnage fructueux des caravanes, s'adonnent, contraints, à l'élevage extensif du mouton à poil ras, de la chèvre rustique et du chameau monobosse.

Les Foulbés, race métisse de Touareg et de Peulhs, d'une extrême rusticité, allient à leurs, fonctions pastorales la culture de très maigres champs de mil.

Enfin, les Peulhs, nomades par tempérament, pasteurs par vocation, avec leur peau chaudement cuivrée qui miroite au soleil, leur tunique qui flotte autour de leur corps maigre, leur grand chapeau conique qui branle sur leur tête, leurs longs bras repliés sur un solide gourdin reposant sur leur cou, au travers des épaules, ont pénétré partout où la vache mugit.

Les Peulhs se sont acquis une réputation qu'ils doivent à leurs connaissances approfondies du bétail, au choix des étalons, des herbes nourrissantes, mais surtout à leur amour passionné de tout ce qui rumine.

Intelligents, madrés, menteurs, ils sont capables de toutes les roueries pour soustraire leurs troupeaux à toute investigation étrangère. Apparemment dénués de cœur avec tout ce qui est étranger à leur famille ou à leur race, leur sensibilité devient maladive lorsqu'il s'agit du troupeau. Pleurant à chaudes larmes la perte d'un bœuf, la naissance d'un veau est une joie très pure. « S'il est Peulh, il n'aime que la vache », dit-on couramment en pays noir. De la vache, il est vrai, ils ne consentent guère qu'à boire le lait.

« Jamais le couteau peulh n'égorge sa nourrice. » Ce dicton est aussi exact. Tout au plus consent-on, à toute extrémité, à se défaire d'un vieux bœuf, devenu en surnombre, ou d'un jeune taureau vicieux. Encore le plus souvent est-il échangé avec le clan voisin, afin que le crime puisse bénéficier des circonstances atténuantes.

« La vache est le plus grand bienfait de Dieu », disent eux-mêmes les Peulhs. Connaissant toutes leurs bêtes, ils savent leur parler. Dans la paix diurne des savanes, confiantes en leurs gardiens aux bâtons symboliques, elles lèvent la tête et meuglent à leur voix. Lorsque le lait afflue, tiraillant les mamelles, ils poussent le cri familier du retour. Le troupeau se rassemble, puis, dans la plaine dorée par le soleil couchant, à pas lents, il suit l'homme à la voix caressante, qui, lui parlant des veaux, le ramène au bercail.

Guidés par leur instinct, confiants en la nature, ayant peu de besoins, encore moins de désirs, pour seul bien leur troupeau, ces pasteurs aux mœurs pures, ignorants d'autres mondes et leurs mesquineries, dans de larges espaces aux horizons de paix, vivent indépendants, n'obéissant qu'aux astres.

Un camion rencontré au travers d'une piste, une halte dans un pauvre village sédentaire du Sud, où l'on varie un peu le menu par le troc, l'enlèvement d'un veau par les fauves, un rare voyage dans un centre, pour vendre à regret quelques bœufs, l'achat d'un peu de sucre et de thé, gourmandise inouïe, l’abatage d'un fauve, la rencontre d'un clan avec qui on échange quelques propos, après les interminables et rituelles paroles de paix, une maladie, une mort, une naissance sont les événements marquants de cette vie patriarcale.

Depuis que la Nature a créé l'homme et les animaux, sur une terre qu'elle n'a pas jugé. utile de pétrir, rien n'a dû bien changer dans cette contrée inviolée. Si son premier pasteur sortait de son sommeil séculier, il retrouverait, sous le même ciel limpide, son décor familier, ses bœufs et sa famille.

Chaque campement est constitué par une ou plusieurs familles, unies par de solides liens d'amitié. La destinée commune est confiée, d'un accord tacite, à celui que les instincts infaillibles ont jugé le plus apte à sauver le patrimoine des terribles dangers qui, jour et nuit, le guettent.

C'est le maître incontesté et vénéré, le paterfamilias. Il serait stupide d'ajouter foi à certains récits fantaisistes, affirmant que chez ces peuplades primitives les chefs ont droit de vie et de mort sur tout leur patrimoine. Dans. ces régions de plaines, inondées de soleil dans leurs moindres recoins, les « génies » ombrageux ne sont pas aussi à leur aise que dans les forêts ténébreuses et les mystérieuses brousses du Sud ; les esprits y sont plus lucides et les corps plus sains.

Les déplacements très lointains, autant que la rusticité des corps, ont réduit ici le matériel ménager à une expression telle que celui des sédentaires « douillets » apparaîtrait comme un luxe inutile et pesant. Quelques calebasses, pour cailler le lait, quelques spatules en bois, péniblement ébauchées dans un maigre tronc d'épineux, quelques couteaux forgés d'une ferraille, l'unique marmite en fonte, qui remplace parfois la conque de terre cuite et que l'on entoure des soins les plus attentifs.

Dans chaque lieu d'élection, un village va jaillir spontanément du sol. Tandis que les animaux fatigués, ayant pressenti par on ne sait quel sens subtil que c'était là qu'il fallait s'arrêter, se couchent ou se dispersent, des branches tortueuses, hérissées de piquants, sont brisées par des enfants qui rient de leurs piqûres, en traînant leurs maisons. Les toits de ces abris, des peaux brutes enduites de beurre, attendent aux bras des hommes que ces murs éphémères soient piqués dans le sol.

Certaines peuplades, encore plus rustiques, n'opposent au ciel aucune barrière ; on se roule, la nuit, dans une mince couverture de coton, on dort sitôt couché, sous la rude caresse du vent du Sahel. Si la tornade arrive, on bombe le dos au déluge, en attendant le soleil du matin, qui aura tôt fait de reprendre ce que le nuage lui a ravi.

Dès les premiers rayons du soleil, on rend grâce à Allah du repos de la nuit. A genoux, face a la source de vie qui monte dans le ciel, les fronts se prosternent, pour communier avec la terre, puis, debout, les bras ballants, dans une humilité digne, le regard implorant le bonheur d'aujourd'hui, hommes, femmes, enfants demandent aussi la force et le courage de satisfaire l’irrésiliable contrat signé avec la nature.

Le troupeau, emmené par un vieux bœuf assagi, sort de son enceinte de broussaille épineuse, les bouvillons folâtrent autour des femelles placides et caressent leurs croupes de leurs mufles baveux. Au timbre guttural des hommes répondent les voix fluettes des enfants qui s'efforcent de les imiter et jouent les chiens de garde.

« Le soleil est en haut », c'est l'heure où les corps transpirants s'allongent sous les tentes, la nature accablée observe le silence, les insectes assoupis dorment au fond des trous, le sable et les cailloux font leur provision de chaleur pour la nuit. Les bêtes, haletantes, ont enfoui leur mufle dans le maigre feuillage.

C'est « l'heure où l'on rentre les vaches » ; le soleil décline à l'horizon, des meuglements lointains se font entendre. Bientôt, dans un bruissement de branches agitées et de paille craquante, les premières cornes vont apparaître, en traits noirs, au travers des fines dentelles des mimosas rabougris.

Dans l'enceinte de buissons, parmi les bêtes, enfin immobiles et silencieuses, on n'entend plus que le bruit giclant des traits de lait, sur les fonds vibrants des calebasses.

C'est l'heure du repos ; pendant que les derniers rayons de soleil s'ensablent dans les dunes, tamisant leurs clartés au crible des mimosées, les hommes, orientés vers ces chaudes lueurs, assis sur des pierres brûlantes, avec la pointe, aiguë de leurs poignards extirpent de leurs pieds profondément craquelés d'énormes épines, complètement enfouies dans l'épaisse peau morte.

Il fait nuit, un feu entre deux pierres éclaire les visages graves, mais non point soucieux, qui l'encerclent. Sa lueur, déchiquetée par des ombres chinoises qui s'allongent démesurément sur le sol rougeâtre, fait penser à je ne sais quel campement de pirates. Les reflets qui se jouent au travers des boules d'ambre multicolores des coiffures des femmes, sur les anneaux d'oreille qui lancent mille feux, complètent l'illusion de trésors dérobés.

GRAND.

Le Chasseur Français N°658 Décembre 1951 Page 754