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L' ex-libris

Les bibliophiles ne sont pas gens tapageurs. C'est dans le pieux silence de leurs librairies, suivant le vieux et charmant terme, qu'ils chérissent leurs livres, soignent leurs reliures et, selon une très antique et vénérable tradition, y apposent leurs ex-libris.

L'ex-libris est « une vignette, généralement petite, destinée à être collée au verso du plat d'un livre pour en marquer la possession, autant que pour en faire connaître le propriétaire ».

L'ex-libris va de la simple vignette imprimée à la magnifique œuvre d'art gravée sur bois ou sur cuivre.

Autrefois on se bornait aux gravures en relief ou en creux, l'une sur bois et l'autre sur cuivre, au burin ou à l'eau-forte ; mais, depuis cent ans, les procédés modernes de reproduction y ont ajouté la lithographie, la phototypie et l'héliogravure.

C'est en France que les collectionneurs retrouvent les plus nombreuses vignettes de hautes époques. Leurs intérêts sont de fournir la physionomie de leurs temps en se modelant sur les goûts des moments.

Inversement, dans les pays germaniques, les types sont lourds et compliqués, souvent figés dans une sorte d'hiératisme avec maintes réminiscences des styles de la France, depuis le Louis XV jusqu'au rococo.

Le collectionneur, surtout débutant, est souvent dérouté par les marques antérieures à la découverte de l'imprimerie. Elles sont en forme de subscriptions sur des manuscrits avec armoiries, emblèmes, chiffres et devises, incorporés souvent aux enluminures décoratives. Puis vint l'apposition pure et simple du nom à la page du titre, ou à celles de garde des volumes.

Le perfectionnement suivant fut sa position au fer à dorer avec armoiries, chiffres et devises, car les livres étaient extrêmement rares et on les posait sur des pupitres. Ce fut le « super libros », extrêmement rare et fort prisé des collectionneurs actuels.

Quant à l’ex-libris proprement dit, il paraît, en Allemagne, vers 1550, sous forme de vignettes gravées sur bois, avec fort souvent la mention de ex-museo, ex-bibliotheca, et enfin, mais postérieurement, ex-libris.

Cet ex-libris va suivre l'évolution du livre, en cinq étapes suivant la classification chère aux collectionneurs. Guindé et précieux sous Louis XIII ; pompeux et solennel avec Louis XIV ; coquet et distingué au XVIIIe siècle ; simple et surchargé de civisme sous la Révolution ; affublé de plumes, toques, manteaux avec l'Empire ; classique avec la Restauration, mais restant toujours féru d'aristocratie.

Enfin, au XXe siècle, il tombe parfois dans la banalité, la surcharge et la plus incroyable fantaisie, mais aussi la lubricité et le mauvais goût.

Le premier groupe réunit les ex-libris antérieurs à 1650 qui exposent de majestueux blasons, le plus souvent anonymes, rappelant les armoiries et ayant surtout servi à orner des thèses.

La seconde section est encore gravée et s'étale de 1650 à 1700. L'expression est plus souple et les noms des graveurs sont marqués, comme ceux de Firens, Sébastien Le Clerc, Thomas de Leu, Jean Picard, etc.

Le troisième âge couvre le XVIIIe siècle et se trouve caractérisé par la grâce, la finesse et la variété d'artistes comme Bacon, Boucher, Chafford, Cochin, Gravelot, Ollivant et une trentaine d'autres. La grande nouveauté est la figuration d'intérieurs de bibliothèques de scènes champêtres et des rappels d'antiquités gréco-romaines.

La quatrième période correspond au XIXe siècle et voit avec l'Empire la résurgence du blason, strictement réglementé et hiérarchisé ; c'est ensuite une expression de retour à l'Antiquité, puis aux ruines médiévales, aux porches pompéiens, aux colonnes romaines.

Le Romantisme va alors effacer le classicisme et, parmi d'autres figurations, donner trois combinaisons : en armorial, écu et sceau ; en réminiscence de librairie du XVe siècle et enfin le type à la jarretière ou à la courroie.

Le dernier épanouissement est celui actuel après une éclipse, heureusement fort partielle, depuis 1914. Et c'est ici qu'il faut rendre hommage à trois géants de la bibliophilie, grands savants archéologues d'art et d'histoire, Edmond de Robert, Harry, Meurgey de Tupigny, auxquels on doit deux renouveaux : l'un par la fondation d'une nouvelle société de collectionneurs d'ex-libris et de reliures armoiriées ou d'art ancien ; l'autre pour la création de nouveaux ex-libris modernes et l'organisation de liens d'échanges entre amateurs.

L'ex-libris moderne n'est plus héraldique, mais est devenu un blason de l'esprit et, suivant le mot de Geneviève Granger, « une confession intime », car il est le reflet de la personnalité de son maître d'oeuvre. C'est pourquoi on y trouve des skis et des microscopes, des canoës et des appareils photographiques, des télescopes et des instruments de musique, et tous expriment des occupations cérébrales ou des soucis intellectuels.

D'autres encore présentent de fort belles devises comme celle de cette jeune chartiste. Elle se lit fort simplement Eo in pace, ce qui signifie : « Je vais en paix », mais toutes les lettres y sont majuscules et séparées de points et au demeurant situent les initiales des commandements de la parfaite mère et épouse : Économie, Ordre, Intelligence, Naturalité, Prière, Amour, Cuisine, Enfants.

Ces compositions d'ex-libris sont de plus en plus indispensables à tous ceux qui aiment les livres, car leurs appositions sont des marques de culture et d'intelligence. Mais, pour être parfait, le choix du dessin doit être confié à un spécialiste, un artiste graveur et créateur. Il faut ensuite choisir le mode de reproduction : sur zinc, bois de fil ou debout, lithographie ou gravure à l'eau-forte, au burin, à la pointe sèche.

Et le spécialiste doit avoir la douce fermeté de faire concevoir à l'amateur que le mieux reste toujours le plus simple.

A côté du collectionneur d'ex-libris anciens, parfois d'immenses valeurs ignorées des détenteurs, il y a le collectionneur de figurations modernes. Celui-ci doits avoir que les ex-libris actuels et récents s'échangent simplement entre possesseurs et qu'il en existe déjà plus d'une vingtaine de milliers.

Pour le premier, c'est une source de voluptés historiques comme les monnaies, les gravures, les tableaux, les miniatures, bronzes ou meubles d'art. Et des collections réunies avec patience peuvent valoir des fortunes.

Pour le second, c'est un moyen de connaître la géographie humaine et le folklore, avec les us et coutumes, les costumes, les goûts et styles de la province ou des pays étrangers.

Mais c'est aussi un lien entre l'élite intellectuelle mondiale par l'amour majeur du livre, exprimant l'intelligence et également tout ce qui est beau et fécond.

Janine CACCIAGUERRA,

de l'École des Chartes.

Le Chasseur Français N°658 Décembre 1951 Page 756