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Biberons de jadis

a petite ville de Fécamp, bien connue des touristes, possède un musée particulièrement original et curieux consacré à l'Enfance. Fondée par le Dr Dufour, conservée avec soin par Mme Leroux et le Dr Maupas, cette collection d'objets relatifs au premier âge mérite une visite. Dans une grande salle, bien éclairée, le visiteur peut se pencher sur les appareils destinés à apprendre à marcher, les berceaux; les jouets de toutes sortes, les boîtes de baptême et aussi des biberons d'autrefois, de toutes les formes, de toutes les couleurs, rangés dans des vitrines. Ces petits objets, dont certains sont rares, nous permettent d'évoquer tout un chapitre de l'histoire de la puériculture, encore si mal connue, il faut bien l'avouer.

Certains auteurs estiment que le guttus fut le premier flacon des bébés de l'Antiquité ; cette opinion est, depuis quelques années, fort discutée. De bons archéologues pensent, au contraire, que ce guttus servait de récipient à parfums, à essences rares, parfois aussi de bouteille de vin, et que son orifice étroit jouait le rôle d'un stilligoutte. L'examen des textes semble donner raison à ces érudits.

Les tombes d'enfants trouvées en assez grand nombre sur le sol de France ont permis de mettre au jour des sortes de gourdes placées à côté du petit squelette ; on dit même que les hommes de la préhistoire connaissaient ce mode d'allaitement artificiel ; mais examinons seulement les sépultures gallo-romaines.

Les cimetières païens de Saint-Marcel et du faubourg Saint-Jacques, à Paris, ont livré des « biberons, avec anses et tétines, d'une contenance d'environ 125 grammes, en verre très irisé, datant des IIIe et IVe siècles, d'après le style des inscriptions ».

Les fouilles d'Hermès ont également donné un très grand nombre de témoins de la vie à l'époque gallo-romaine, c'est-à-dire avant le Ve siècle de notre ère. L'un d'eux est une petite bouteille, d'une capacité de 130 à 145 grammes environ, à très long goulot et à panse aplatie, dont le bec a deux centimètres de long et retombe légèrement ; on y a vu de véritables biberons.

Cette opinion a été vivement critiquée parfois par certains spécialistes. Le Dr Coulon, qui avait étudié de très près les petits pots découverts dans les nécropoles de l'époque gallo-romaine, est d'avis que ces objets « n'ont pas pu servir à l'alimentation des nouveau-nés ». Ce médecin a approché des lèvres d'un bébé l'un des spécimens de sa collection. La poterie, peut-être, a tressailli à ce contact dont l'avait sevrée son long enfouissement de quelque vingt siècles. L'enfant, lui, n'a pas cherché à boire, le col du récipient, dès qu'il est penché, venant s'appuyer sur son nez.

Bref, les prétendus biberons (du moins pour les modèles que l'expérimentateur avait sous la main) ne sont que des vases funéraires ; leur forme spéciale rappelle simplement le souvenir d'enfants; peut-être étaient-ce des jouets ; les petits Pyrénéens se servent encore, dans leurs jeux, de vases se rapprochant beaucoup de ceux qui nous occupent. Le Dr Variot, de son côté, estimait que certains de ces ustensiles avaient une signification purement symbolique. Ces thèses n'ont évidemment pas été adoptées par tous les érudits. Il est assez difficile, en l'absence de documents précis, de prendre position sur cette question. Il faut se montrer très prudent dans l'attribution de ces verres, dont la destination paraît, du moins, assez imprécise.

Le grand architecte Viollet-le-Duc a publié, dans son Dictionnaire du mobilier français au moyen âge, quelques types de récipients assez semblables à des gourdes de moissonneurs d'autrefois ; l'éminent archéologue estime que ces objets ont dû servir de biberon ; ce n'est pas impossible, mais le fait n'est pas non plus prouvé.

« L'allaitement à la cuillère ou au petit pot avait aussi ses partisans, écrit Alfred Frankiin dans son important ouvrage sur les enfants au temps jadis. Charles VII eut deux nourrices, ce qui n'empêche pas qu'il fut élevé au petit pot. Les comptes de la maison royale parlent sans cesse de la « fleur » qui servait à son alimentation ; de la « paielle et de la cullier d'argent blanc pour faire la bouillie à Mgr messire Charles de France » ; « du pot d'argent à mettre lait, et de serviettes délivrées à ses femmes pour mettre devant lui quand on luy donne la boullye », c'est-à-dire de bavoirs dont tous les moutards, princes ou paysans, ont le plus impérieux besoin.»

Au début du XVIe siècle, les médecins recommandent aux mères de famille de nourrir leur progéniture, mais parfois il y avait impossibilité; aussi chaque matin, dans les rues de la bonne ville de Paris, on pouvait entendre ce cri de la marchande proposant le liquide destiné à garnir le biberon :

Au matin pour commencement
je crie du laict pour les nourrices,
pour nourrir les petits enfants
disant : ça tost le pot, nourrice.

Cependant, il était recommandé de faire attention à ce premier breuvage de l'homme ; en effet, le médecin Joly pense que, « si un enfant est nourry du laict d'une beste, il luy demeurera toujours quelque chose de la qualité de ce laict et, par conséquent, de la nature et de la beste ».

A partir de l'ancien régime, les spécimens de biberons deviennent plus fréquents ; ils sont aussi quelquefois reproduits sur des tableaux. Un médecin a signalé autrefois la toile bien connue de Jordaens, au musée du Louvre, représentant l'enfance de Jupiter. Auprès de la femme fuyant la chèvre Amalthée, on remarque un enfant tenant dans la main gauche une petite gourde au col allongé, paraissant faite de poterie. Un bouchon de même substance, très effilé et sans doute percé, recouvre le goulot. C'est là, peut-être, un exemple de biberon usité en Flandre à cette époque.

En France, dès la fin du XVIe siècle, note l'érudit rouennais G. Dubosc, on commence à employer les bouteilles d'étain ou de verre, au goulot muni d'un chiffon ou d'un bout d'épongé, et en même temps on se sert de bouteilles et de fioles en fer-blanc, en étain, en bois, que l'on peut voir au musée de l'Enfance de Fécamp et à celui de la médecine de Rouen.

Les poteries et faïences rustiques sont de plus en plus nombreuses, et parfois amusantes. Le musée de Sèvres possède une production des ateliers de Saint-Paul, près de Beauvais, que le catalogue décrit ainsi : « Biberon ou tétine en forme de nacelle ; anse verticale ; décor polychrome ; sur le devant, un treillis ; de chaque côté, une tige fleurie. » La longueur de cet objet est de dix-huit centimètres.

Dès lors, chaque province a sa forme particulière de petit flacon; le folklore de l'allaitement artificiel est important et d'ailleurs fort intéressant à noter pour l'évolution de la puériculture. Cependant, un fait se dégage : en dépit de quelques initiatives heureuses, telle l'innovation d'une sorte de Goutte de lait en Normandie sous le règne de Louis XVI, l'hygiène est lamentable et la mortalité infantile très élevée.

Dans la région de Vire, jusqu'en 1860, les mères utilisaient le «petit pot tétoux», en terre de Ger, pouvant contenir deux ou trois décilitres de lait et dont le court tuyau était garni d'un linge blanc servant de tétine ; en d'autres régions de la Normandie, on adaptait un bout d'épongé !

Décrivant la vie du bas Normand, Jean Seguin remarquait, quelques années avant la dernière guerre : « Quoique la primitive bouteille dite tétrelle, munie d'un tampon d'étoffé au goulot (en guise de tétine), ou le biberon Robert, avec son long tube en caoutchouc, soient disparus dans les fermes, l'hygiène ou simplement la propreté des récipients, de tétoures ou tétouères (tétines dans le Cotentin), laissent encore fort à désirer. »

Cependant, depuis déjà un certain nombre d'années, quelques inventeurs avaient imaginé des flacons pourvus de mamelons artificiels qui, sans présenter, on le conçoit aisément, toutes les garanties, offraient malgré tout un très sensible progrès sur les flacons antiques et difficiles à nettoyer.

Sous la Restauration, la veuve Breton, une sage-femme en renom, avait mis en vente ses biberons de toutes sortes. Elle Joignait à ses envois un prospectus — encore réimprimé sous le second Empire — dans lequel elle conseillait de laver la petite bouteille à l'eau chaude, de bien la rincer, etc.

L'élan était donné ; vers la fin du siècle dernier, le Dr Dufour, de Fécamp — avec sa Goutte de lait, — et d'autres sommités du corps médical se penchèrent sur ce délicat problème de l'allaitement artificiel, dont l'histoire est enclose dans les vitrines du petit musée de la vieille cité normande.

Roger VAULTIER.

Le Chasseur Français N°658 Décembre 1951 Page 763