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Un peu de gaieté

Sauvetage

Couché à plat ventre à l’ombre de la tente sous laquelle son épouse tricotait, M. Malaurin creusait un trou dans le sable de la plage. Ses doigts raclaient le fond du petit puits et, sa main remontait la poignée de fin gravier qu'il rejetait au loin. Puis, replongeant son bras dans la cavité, il continuait lentement, méthodiquement, sa besogne parfaitement inutile, mais reposante. Il fut interrompu par la voix de Mme Malaurin :

— Dis donc. Alfred, sais-tu à quoi je pense ?

— Comment veux-tu que je le sache ? Repartit le puisatier amateur, je ne suis pas Mesmer !

— Heureusement ! Écoute-moi. Il y a une petite chose qui me chiffonne… Quand nous sommes, le soir, au casino, as-tu remarqué que tous les messieurs ont au moins un petit ruban à leur boutonnière ? Tu es le seul à n'en pas avoir. Tu n'as donc jamais rien fait qui puisse justifier chez toi le port d'une décoration ?

— Ben... non, répondit M. Malaurin en frottant doucement de sa main gauche son bras droit couvert de sable. Tu sais que ma santé, hélas ! ne m'a pas permis de faire les guerres. D'autre part, mon métier de commerçant en légumes, fruits et primeurs n'est pas précisément de ceux qui suscitent des nominations honorifiques à l'Officiel. On y gagne du fric, mais pas de décorations !

— Oui. C'est dommage, fit Mme Malaurin, rêveuse, en se renversant sur le dossier de son fauteuil de rotang. Enfin !...

Et elle poussa un soupir à faire chasser un brick sur ses ancres.

Cette courte conversation eut pour résultat de troubler de fond en comble la quiétude de M. Malaurin. Ce fut un coup de fouet qui cingla son amour-propre, jusque-là profondément endormi. Il eut, d'un coup, la révélation de sa médiocrité. N'étant doué d'aucun de ces grands talents qui permettent le refus des honneurs, il eut une fringale d'ostentation, un violent désir d'avoir le droit d'orner le revers de son veston d'un ruban, de quelque couleur soit-il.

Le soir, en faisant sa promenade, il étudia longuement à la devanture d'un tailleur la carte bigarrée des rubans officiels. Tout compte fait, il n'en vit qu'un pouvant être brigué par ses moyens. Et ce n'était pas, de beaucoup, le moins honorable ! Quelle fierté justifiée si...

Pendant trois jours, le front soucieux, les sourcils froncés, la lèvre en lippe, on le vit arpenter la plage et les quais. Il réfléchissait. Enfin, au matin du quatrième jour, une idée géniale jaillit dans son cerveau.

Il s'aboucha avec Nénesse, un de ces gamins qui, l'été, dans les stations balnéaires, vont, à l'aube, pêcher les fruits de mer, les vendent le matin aux « étrangers » et, le reste du •temps, font les lézards sur les cales du port. Celui-ci pouvait avoir seize ans, un corps d'athlète, un beau visage de jeune pirate sous des cheveux roux en broussaille, des yeux pleins de ciel, candides et malins à la fois.

— Veux-tu gagner un beau billet de mille francs ? Lui demanda tout bas M. Malaurin.

— Évidemment. Qu'est-ce que j' dois faire ?

— C'est très simple. Tu sais nager ?

— Tiens, pardi ! S'esclaffa le garçon. Comme une roussette.

— Bien. Alors, écoute : demain matin, à onze heures, mets-toi à l’eau à la pointe des Rochers Noirs et nage. Arrivé face à la plage, tu crieras très fort en appelant à l'aide. Je nagerai à ton secours, je te ramènerai sur le sable. Tu feras celui qui a perdu connaissance. Je te ferai faire quelques mouvements des bras, tu feras comme si tu revenais à toi, tu m'appelleras ton sauveur, et tu m'embrasseras. C'est tout. C'est compris ?

— Ça colle, répondit le gamin. C'est pas malin d'faire ça !

— Mais, lui susurra à l'oreille M. Malaurin, je te demande de ne parler de cela à personne, hein ? C'est un secret entre nous. Tiens, voilà ton billet.

— Entendu, fit l'autre en empochant le papier. Le lendemain, à l'heure convenue, des hurlements affreux s'élevèrent de la mer, alors que, à cent mètres de la plage, deux bras s'agitaient éperdument vers le ciel. Tous les estivants, épouvantés, se levèrent. M. Malaurin s'écria d'un ton dramatique :

— Un malheureux se noie sous nos yeux ! Je vole à son secours ! Que personne ne me retienne !

Personne, du reste, ne le retenait. Tout habillé, il s'élança dans l'onde...

Il nagea rapidement vers le sinistré, qu'il rejoignit bientôt :

— C'est bien, mon petit, très bien, lui dit-il tout bas. Maintenant, souviens-toi bien du programme que nous avons fixé : fais le mort, mets-toi sur le dos. Je vais te pousser vers le rivage. N'oublie pas surtout, en revenant à toi, après deux minutes au maximum, de m'appeler ton sauveur et de m'embrasser avec reconnaissance.

—— D'ac'... !

A ce moment, le pauvre Malaurin s'écria, épouvanté :

— Mais... sapristi !... je n'en puis plus... je coule... mes vêtements sont d'un lourd !... Au sec...

II ouvrit une bouche énorme, plongea malgré lui, avala une pinte d'eau, étouffa et s'évanouit...

Nénesse n'eut que le temps de l'empoigner solidement au collet. En quelques brasses savantes il atteignit la plage, où il étendit le noyé sur le côté gauche. En un tournemain, en gaillard expérimenté, écartant ses mâchoires, il lui fit rendre l'eau avalée, puis fit quelques savantes tractions de langue. M. Malaurin ouvrit les yeux, éternua et jeta autour de lui un regard atone.

Cependant toute la plage acclamait l'exploit du jeune garçon. Un monsieur prit son nom, son adresse, et déclara qu'il allait sans tarder faire le nécessaire pour constituer un dossier en vue de faire décerner au jeune héros la glorieuse médaille de sauvetage. Ces paroles furent saluées par un tonnerre d'applaudissements.

Le soir, au Café de la Marine, une vingtaine de jeunes galopins fêtaient le triomphe de leur camarade. M. Malaurin, encore tout étourdi de son aventure, vint à passer sur le trottoir. Nénesse courut joyeusement à lui, l'empoigna aux épaules et l'entraîna vers la bande tapageuse en lui murmurant à l'oreille :

— Pas un mot, hein ? C'est un secret entre, nous !

L'arrivée du rescapé fut saluée par des hourras à briser les vitres. On commanda derechef du vin blanc, du vin rouge, de la bière, du Champagne, des liqueurs, voire des apéritifs de toutes marques. Les soucoupes s'empilaient sur les tables de marbre. Des chansons des plus disparates, hurlées en même temps, formaient une cacophonie à rendre fou furieux un maître de chapelle.

A minuit, tous les assistants, saouls comme des grives, quittèrent en titubant le café et, près de la porte, chacun serra chaleureusement la main à M. Malaurin. de plus en plus ahuri.

Ce fut lui qui paya toutes les consommations...

Roger DARBOIS.

Le Chasseur Français N°658 Décembre 1951 Page 765