Puisque nous avons commencé à égrener nos souvenirs et à
raconter certains faits de chasse curieux qui, sur le moment, paraissent
extraordinaires, en voici un dont notre jeunesse et notre inexpérience
s'émerveillèrent : il faut si peu pour amuser les enfants ...
Par une belle journée de décembre, nous avions attaqué un
chevreuil. Magnifiquement lancé dans une coupe, au vu de nombreuses personnes,
tout le monde avait admiré ce grand broquart aux longues dagues : un vrai
petit cerf.
Trimballé par trente chiens blancs dont le train ne le
cédait pas à l'amour de la chasse, il avait répondu à cette terrible attaque
par une remarquable défense ; acceptant la lutte, il avait fui à toute
vitesse, comptant sur sa vigueur, négligeant les doubles et autres diableries
coutumières à son espèce, et tirait par pays d'une allure de grand seigneur.
Cette tactique, pour brillante qu'elle fût, s'avérait à
l'usage un peu moins admirable ; la voie — cette chose primordiale à
la chasse — était ce jour-là excellente et nos chiens volaient aux
trousses de leur animal de meute. C'était un spectacle charmant dont je me
souviens encore avec plaisir.
Cela dura une heure, deux heures peut-être, toujours la
course à plein train, le carillon ininterrompu de la meute, les bien-aller des trompes,
enfin un de ces magnifiques parcours qui vous transportent et qui vous grisent.
Puis, comme souvent, il y eut de petits incidents, car un
chevreuil, si téméraire soit-il, garde en réserve une jolie gamme de retours,
hourvaris, crochets doubles et le reste pour mettre bêtes et gens dans
l'embarras.
Le nôtre ne faillit point à cette tradition. Le résultat fut
un bon défaut à un passage de route. L'animal avait-il reculé ? Fuyait-il
en avant ? Avait-il pris la route ? Laissant faire les chiens, nous faisions
travailler aussi notre matière grise.
Après un assez long moment nous fîmes un cerne, amorçant un
large cercle autour de l'endroit où avait eu lieu le défaut. Et les chiens peu
après reprirent la voie très en avant ; ils avaient manqué le crochet, car
notre chevreuil, comme presque tous les animaux qui franchissent une route ou
une allée, ne l'avait pas passé perpendiculairement, mais bien en biais, ce qui
fait que souvent les chiens, qui eux vont droit, ne s'en aperçoivent pas et surallent
la voie.
Mais tout ce temps perdu avait rendu la piste fort légère.
Nous n'allions plus qu'au petit pas derrière des chiens hésitants, emmenant
péniblement leur forlonger dans une futaie où les portées étaient rares, ce qui
n'arrangeait rien.
Un nouveau défaut arrêta la meute en un mauvais endroit où
croisement d'allées, fossés pleins d'eau, grands ronciers concouraient à
augmenter les difficultés. La voie s'amenuisait et les chiens requêtaient de
plus en plus froidement. Nous les laissions faire, car, en cet endroit encore
plus qu'ailleurs, le change était à craindre et il fallait bien se garder de
susciter de nouvelles difficultés.
Enfin, un chien paraît retrouver la voie ; son timide récri
avait rallié ses camarades, bientôt quelques-uns criaient à leur tour et brusquement
une clameur retentit : « Relancé ! »
Cependant, à l'allée suivante, comme nous surveillions le
passage de la meute, nous remarquons que plusieurs vieux chiens très sûrs
suivent en queue et ne crient pas. Sont-ils fatigués ? Boudent-ils cette
voie refroidie ? Ou — inquiétante supposition — refusent-ils cet
animal qui serait un change ?
Mais au loin sur la route voilà les passagers d'une voiture
qui gesticulent et nous font de grands signes. Nous y allons puisque la chasse
s'y dirige. C'est alors un véritable concert où chacun, selon son tempérament,
fait des variations plus ou moins discrètement sur l'air bien connu de : « Attention !
C'est un change ! » Mais le chœur s'amplifie pour clamer à l'unisson :
« Les chiens chassent une grande chèvre ... Nous l'avons vue ... »,
etc.
À cette époque, nous n'étions plus tout de même les
néophytes dont je vous ai conté ici les débuts — et les déboires. Sans
être devenus des as, nous avions assez de métier, et surtout quelques très bons
chiens dans lesquels nous avions confiance.
Ce furent donc eux que nous suivîmes tout naturellement,
pour savoir ce qu'ils disaient et se racontaient dans l'harmonieuse chanson de
leurs abois.
Eh bien ! au bout d'un instant, ils nous assuraient
qu'ils menaient toujours leur broquart, que celui-ci avait de la chasse et
qu'ils se réjouissaient à l'idée du bon dîner qu'il allait leur procurer.
Il ne restait plus qu'à prendre sa trompe et entonner nos
plus joyeux bien-aller, ce que nous fîmes avec enthousiasme.
Mais les gens en automobile avaient de la suite dans les
idées. Grâce à leurs chevaux à roulettes, ils gagnèrent une autre refuite pour
voir l'animal de chasse. Ils y réussirent et, quand nous arrivions à eux, nous
entendîmes de nouveau le concert, accompagné de quelques regards de pitié pour
ce maître assez ignorant pour faire fi des remarques et renseignements certains
émanant de fins connaisseurs.
Or ce passage de route nous avait montré que les meilleurs
et les chiens les plus sûrs de la meute étaient maintenant en tête et chassaient
comme des enragés. Dans des clameurs déchirantes, l'équipage volait sur la voie
et, sans chercher à comprendre, nous galopions derrière en sonnant à pleins
poumons, car cela sentait la fin sans aucun doute.
En effet, un quart d'heure après notre animal était porté
bas par les chiens dans une coupe assez fournie mais où, suivi du piqueux, je
galopais à bride abattue pour assister à la prise. Dans le grouillement des
chiens blancs, je pus enfin apercevoir le chevreuil qui se débattait ; mon
homme sautait de cheval et le servit au couteau, j'eus peine à croire mes yeux,
il n'avait rien sur la tête !
Les camarades motorisés avaient donc raison ? Oui et
non. C'était bien notre broquart du lancé, mais il avait perdu ses bois
pendant le courre, probablement peu avant ou tout de suite après le relancer,
d'où l'erreur très excusable commise par la piétaille.
Devant de semblables faits, nous sommes bien obligés
d'admettre que les veneurs ayant plus confiance dans leurs chiens que dans
leurs yeux sont les vrais sages ; ici, comme ailleurs, ce sont les plus
savants qui sont aussi parfois les plus modestes.
Guy HUBLOT.
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