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La pêche à l'électricité

S'il est un sujet que j'avais bien l'intention de ne pas aborder ici, c'est bien celui de la pêche électrique : peu de braconniers connaissent ce procédé, aussi dangereux pour le poisson que pour le manipulateur. Mais un article a paru récemment dans un journal de pêche, donnant sur ce sujet un certain nombre de précisions agrémentées de photographies. Il n'y a donc pas de raisons pour ne pas parler de ce procédé, étant bien entendu qu'il est exclusivement réservé aux organismes officiels chargés de la police de la pêche et de la pisciculture en eau douce.

Je préviens tout de suite les amateurs que la pêche à l'électricité est un mode de pêche prohibé (paragraphe 5 de l'article 19 du décret du 29 août 1939) et, dès lors, justiciable d'une amende de 3.600 à 12.000 francs, sans compter, bien entendu, les frais accessoires et les circonstances aggravantes. Comme, d'autre part, cette pêche est dangereuse pour l'opérateur si elle n'est pas pratiquée avec l'appareil que je vais décrire et que cet appareil est lourd et bruyant, donc de saisie facile, et, par-dessus le marché, d'un prix d'achat assez élevé, son utilisation à des fins impures est relativement peu à craindre.

L'idée d'utiliser l'électricité pour la pêche et la pisciculture est déjà ancienne ; il y a eu des études américaines, suédoises et françaises sur la « grille électrique » destinée à diriger les migrateurs, notamment le saumon, vers l'entrée des échelles ou à les éloigner des turbines dangereuses. Mais le premier appareil pratique de pêche électrique a été construit par les Allemands pendant la dernière guerre ; un de ces appareils servait, en 1944, à l'approvisionnement des cuisines du Q. G. de Saint-Germain-en-Laye et fut repéré par les gardes forestiers alors que les soldats allemands l'utilisaient dans la Seine. À la fin de la guerre, un inspecteur des Eaux et Forêts du service de la pêche se rendit en zone française d'occupation en Allemagne et put retrouver à Stuttgart l'usine où fut fabriqué l'appareil ; il en fit un essai sur le Neckar, cet essai fut probant et un appareil fut acheté et ramené en France ; il appartient actuellement à la station d'Hydrobiologie appliquée qui l'utilise à des fins scientifiques.

Cet appareil se compose d'un générateur constitué d'un petit moteur à essence (genre moteur Bernard), d'une puissance de 3 CV environ, actionnant une dynamo à courant continu de 220 volts ; le courant passe par deux câbles simples isolés, l'un aboutissant à une large plaque métallique perforée formant pôle négatif, l'autre à une épuisette métallique au bout d'un long manche isolé. Plaque métallique et épuisette étant mises, dans l'eau et la génératrice débitant son courant, il se produit dans la nappe aquatique, entre les deux pôles, un champ électrique, et tout poisson entrant dans ce champ est choqué et ses muscles sont tétanisés ; il se renverse sur le dos, bat frénétiquement des nageoires et se dirige automatiquement sur le pôle positif, c'est-à-dire sur l'épuisette. Ceci peut sembler incroyable, mais, ayant moi-même opéré avec cet instrument, je puis attester la réalité du phénomène. Tout poisson, quel qu'il soit, même les anguilles, pris dans le champ, qui peut atteindre 8 à 10 mètres de long sur 2 à 3 mètres de large, est électrisé et nage sur le dos jusqu'à entrer dans l'épuisette ; c'est tout juste si l'opérateur a besoin d'aider le passage d'un poisson trop gros ou de retourner l'ouverture de l'épuisette lorsque le poisson ne se présente pas du bon côté. L'épuisette est levée alors et le poisson déversé sur le bord ou dans le bateau, ou, mieux, dans un petit bac plein d'eau ; le choc cesse et le poisson redevient normal dès qu'il est replongé dans l'eau.

L'appareil, qui est placé sur un bâti, peut être mis sur une brouette ou, mieux, sur un bateau ; l'ensemble pèse en effet 60 à 80 kilogrammes, et le déplacement sur l'eau est évidemment beaucoup plus facile. Les opérateurs n'ont qu'à déplacer leur champ de façon continue sur 5 à 6 mètres de large en plaçant l'épuisette à l'endroit propice. Dans les essais que j'ai faits, je n'ai opéré que sur une profondeur de un mètre environ. Il suffira de placer l'épuisette près d'une touffe d'herbe pour en voir jaillir une anguille ou un brochet qui tournera sur lui-même quelques secondes, puis filera droit sur l'épuisette.

Petites précautions à l'usage de l'opérateur : être chaussé de bottes en caoutchouc isolant et revêtir ses mains de gants en caoutchouc. S'il essaie de tirer une anguille prise dans l'épuisette, une bonne secousse le rappellera au sens des réalités et le guérira de son étourderie.

On comprend qu'un tel engin puisse ravager une rivière, du moins une rivière pas trop large et peu profonde. Heureusement l'engin est trop lourd et trop coûteux pour qu'un braconnier puisse s'amuser à l'employer ; mais son utilité scientifique est incontestable. Il permet tout d'abord de faire l'inventaire complet d'une rivière ; ceci a un gros intérêt pour connaître le stock de poissons d'une rivière et sa productivité. En pisciculture pratique, il permet surtout de faire des pêches de poissons nuisibles et de purger un parcours entier de ses indésirables. C'est ainsi que, récemment, dans les rivières à truites de Normandie, et en particulier dans la Risle, les derniers étés chauds et secs avaient amené une dangereuse diminution de la truite au profit, semblait-il, du brochet ; une expédition fut montée et toute une partie de la rivière fut parcourue à l'épuisette électrique ; contrairement à ce que l'on croyait, les grosses truites étaient encore en assez grande quantité et furent rejetées à l'eau, mais la surprise fut la capture d'une quantité considérable d'anguilles, qui pullulaient dans les touffes d'herbes ; c'étaient les anguilles, grandes ravageuses d'œufs et de frai, qui étaient à l'origine de la diminution des jeunes truites.

On voit tout de suite l'intérêt que présente cette méthode pour contrôler et, au besoin, équilibrer la biologie d'un cours d'eau.

Mais, comme le sabre de M. Prudhomme, la pêche à l'électricité peut servir à protéger la population piscicole de nos rivières et, au besoin, à la détruire.

Caveant consules ...

DELAPRADE.

Le Chasseur Français N°659 Janvier 1952 Page 22