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La pêche à la mouche

La mouche glissée

Quand les puristes parlent de la « mouche glissée », ils glissent un peu. C'est en passant. On parle d'elle comme d'un parent pauvre et gênant, rapidement, pour s'en débarrasser.

Il y a, au moins pour moi, deux sortes de mouche glissée. La plus « noble », c'est la mouche sèche glissée en surface ; la plus « roturière » est la mouche mouillée, dite aussi noyée et coulée, glissée ou plutôt ramenée sous la surface.

Mouche mouillée glissée.

— Débarrassons-nous de cette dernière, qui, tout en bousculant les principes, est moins révolutionnaire. La pratique est la suivante : lancer la mouche demi-amont ou en travers, attendre une seconde que le courant la noie, puis, ligne tendue, ramener la mouche perpendiculairement au courant. Dans ce parcours, la mouche traverse toute la zone où les poissons sont répartis « en carré », comme les soldats de Napoléon, mais en ayant tous la tête tournée vers l'amont. Dans cette course transversale, elle rentre donc de côté successivement dans chaque fenêtre visuelle des poissons situés sur la même ligne perpendiculaire au courant. Ceci les surprend et peut-être excite leur jalousie, les insectes qui éclosent arrivant généralement au fil de l'eau. Cette façon inattendue de percevoir l'insecte ou la mouche doit exciter davantage le poisson (1). On constate, en effet, que la mouche glissée est prise alors que la mouche dérivant normalement dans le sens du courant est dédaignée. Si je veux me représenter ce qui se passe, je compare le comportement des poissons, en ce cas, à celui des volailles, par exemple, à qui on distribue du grain. Si on jette ce grain à la volée, sans ordre, les oiseaux se précipitent, s'affolent, se piquent, se disputent pour s'emparer du grain ; si on distribue le grain en ligne, les mêmes volailles se placent en file et se nourrissent normalement sans dispute ou bataille due à la jalousie. Il en est ainsi pour le poisson, qui, à son poste, attend l'insecte fraîchement éclos que l'eau lui apporte. Il n'en est pas de même pour l'insecte qui passe en travers et trouble l'ordre des choses habituel. Il n'est pas normal, non plus, que la larve mûre qui éclôt ou l'insecte adulte qui vient de pondre traversent le courant. L'un et l'autre, au contraire, se laissent aller au courant en remontant à la surface, la larve seule faisant quelques efforts, sur place, pour se débarrasser de son exuvie.

Le principe de la mouche noyée est basée sur l'éclosion des insectes aquatiques ou la ponte de certains d'entre eux qui pondent sous les pierres et remontent ensuite à la surface. La méthode de pêche la plus rationnelle serait donc de lancer « up stream », laisser noyer la mouche et la ramener en surface dans le sens du courant à sa vitesse normale. En général, c'est souvent le contraire que l'on fait. Quoi qu'il en soit, ramener en travers du courant une mouche noyée est d'une pratique courante en mouche noyée. Je dois dire d'ailleurs que, personnellement, je ne pratique jamais longtemps ce procédé sur la même place, il ne réussit jamais longtemps.

Mouche sèche glissée.

— Pour le néophyte ou l'autodidacte de la mouche, qui n'a encore fait que de la mouche noyée, la mouche sèche glissée est incompréhensible. Le débutant voit mal, en effet, une mouche glissant sur la surface sans se mouiller et se noyer. Pourtant il en est ainsi.

Les purs parmi les purs font encore mieux. La ou les mouches glissent en travers du courant, très flottantes, avec le bas de ligne qui les traîne noyé. Quand on est prévenu et qu'on veut réaliser, on arrive à ce résultat assez facilement. Il suffit d'avoir de bonnes mouches bien sèches ou bien graissées (bien ne veut pas dire beaucoup) et du crin, au contraire, bien dégraissé, enduit de glycérine, si vous voulez, ou, plus simplement (ceci est un secret personnel inédit, profitez-en), enduit du mucus de votre première victime.

Le lancer est donc le même ; tout se passe de la même façon, avec cette différence que l'on voit le poisson s'emparer de la mouche, ce qui est aussi très excitant pour le pêcheur. Mais comment expliquer, sans accroc grave à la théorie de la mouche sèche, ce fait particulièrement intéressant ? « Évitez le draguage, le sillage est l'ennemi n°1, présentez la mouche le plus naturellement possible » et voilà que la mouche en sillage traversant le courant devient une méthode de pêche, la seule qui, certains jours, peut donner quelques poissons.

Il y a bien là, penserez-vous, de quoi perdre son latin, et surtout l'occasion de n'en faire, désormais, qu'à sa guise. Il y a déjà longtemps que j'ai parlé, ici même, du sillage assez longuement. Le temps ni les poissons n'ont encore modifié ce que j'en ai dit : je ne me répéterai pas. Je n'ajouterai qu'une chose : pêchez en mouche sèche glissée à l'occasion, parce que c'est un plaisir plus raffiné, une manière de plus pour forcer le poisson indolent ou paresseux à mordre par ... j'allais dire caprice ou esprit de contradiction ; il vaut mieux dire, je crois, par réflexe ou tropisme (2).

Il existe encore une troisième mouche glissée que j'appellerai volontiers mouche glissée promenée. C'est la mouche du crépuscule, sèche ou mouillée, peu importe. On la lance sur le courant, ligne courte, canne haute, et on promène la mouche en surface, en tous sens, à une allure variable, tout en la ramenant à ses pieds où, la nuit aidant, on prend aussi des poissons, encore par tropisme.

Paul CARRÈRE.

(1) Peut-être par mécano tropisme ou sensibilité différentielle.
(2) La mante religieuse dédaigne une proie immobile à sa portée, tandis qu'elle s'empare de la même proie qui vole.

Le Chasseur Français N°659 Janvier 1952 Page 24