Du filet à la pêche au savre

L'hivernage auquel nous contraint la rigueur des temps est propice aux méditations et aux enseignements en chambre (chauffée).

Je n'ai pourtant point dessein de remplir cette chronique en vous initiant à la philosophie de l'halieutique, ou de vous assommer avec des spéculations sur la pêche. Mais, puisque le ciel opaque de janvier et le froid nous ferment les portes de la mer, profitons-en pour préparer nos campagnes futures de printemps, d'été et d'automne.

Il me plairait de vous entraîner, à cette occasion, à la fabrication des filets de pêche côtière. Nombre de bassiers amateurs, et même des amateurs de qualité, se contentent souvent, en effet, d'acquérir au bazar de la plage ou chez le grossiste du port des pousseux, bourraques ou crevettiers dont les conceptions ne sont pas toujours orthodoxes. Certes, j'ai pu observer, depuis quelques années, combien certains fabricants de filets à crevette se souciaient maintenant de ne livrer à leur clientèle que des appareils de construction solide et tout à fait appropriés aux besoins du chalutage à pied. Les bâtis de filets à crevette sont aujourd'hui fréquemment consolidés par des équerres rigides, le peigne de raclage préparé à travailler les fonds rocheux sous les angles les plus utiles, les filets eux-mêmes, tissés de matière robuste, bien montés sur des « pigeons » et gonflés de joues et de ventres propices au ramassage, tous points heureux dont il faut se féliciter.

Le temps n'est plus, hélas, où les bassiers du littoral, inscrits en retraite, consacraient leurs loisirs hivernaux à agencer des pousseux, dans les régions à bouquet, ou à fabriquer leurs filets. Outre que, pour quiconque, les heures à tuer se font de plus en plus rares, dans le cycle infernal qui nous emporte aujourd'hui, la loi du moindre effort écarte parfois nos gens de ces travaux délicats et lents, puisque aussi bien ils sont assurés de pouvoir acheter leurs instruments de pêche au moyen de quelques billets d'une valeur amenuisée.

Mais les bassiers amateurs demeureront toujours bien ennuyés dès que le bâti de leur bourraque viendra à céder au large, au cours d'une marée fructueuse (c'est ainsi que les choses se passent par une constante et singulière fatalité), par suite d'un choc trop violent ou d'une poussée à l'aveuglette, et bien davantage encore lorsqu'une pierre trop lourde, malencontreusement embarquée au long d'un trait immergé, aura déchiré quelques mailles de leur filet, arrêtant ainsi tout net la campagne de pêche. Rien ne les empêcherait pourtant, dans ce dernier cas, de réparer sur place s'ils connaissaient, par exemple, le point de filet.

Je vous proposerai peut-être bientôt d'apprendre à construire vous-même votre pousseux, mais ce serait mettre la charrue devant les bœufs que de ne point commencer par vous initier au tissage même du filet. Ce sera pour partie l'objet de la présente chronique.

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Pour fabriquer à la main un filet, on utilise le plus souvent du fil de lin, à la fois maniable, robuste et non torsible. Les outils employés, d'un type classique et d'un coût fort peu élevé, sont la navette et le bâton. La navette, qui joue en quelque sorte le rôle de l'aiguille enfilée, reçoit le fil de tissage et servira à la confection des points ; le bâton, cylindrique ou parallélépipédique, constitue le gabarit de la maille future. Je signale au passage que la maille la plus couramment utilisée pour la crevette est celle de 10 millimètres, qui convient très bien aussi pour l'équille et le lançon, dans les conditions que je développerai plus loin.

On commence le travail en tendant sur un support, mur ou panneau de bois, un fil de départ de la largeur du filet prévu, fil sur lequel s'amorcera une première rangée de « pigeons », demi-mailles destinées à soutenir le filet futur. On agence le filet en moulant chaque maille sur le bâton gabarit et en attachant chaque point au moyen de nœuds simples, désignés sous le nom de « nœud sur le petit doigt » ou « nœud sur le pouce », selon le mode opératoire adopté. Qui est parvenu à confectionner un tel nœud peut prétendre à fabriquer le filet complet, pour peu qu'il dispose de patience, de temps et ... de fil. L'habileté au tissage s'acquiert peu à peu, ainsi que la vitesse d'exécution. Bien sûr, les premiers points seront souvent malhabiles, mais on réussira assez rapidement à conférer à chaque maille une dimension régulière comme à faire avancer le travail à un rythme fructueux, et je conseille à tout bassier qui se respecte de tenter cette expérience. Si une suffisante persévérance ne lui permet pas d'achever un grand filet de pousseux, du moins pourra-t-il confectionner ainsi un filet à provisions, bien utile pour ramener poissons ou crustacés de chez le mareyeur, les jours où la basse-eau n'aura pas donné ... Et surtout notre bassier saura remédier à tout accident ou déchirure en cours de trait, ce qui demeure bien plus indispensable qu'on ne le croit communément.

Une fois le filet achevé, il convient toujours d'en assurer la conservation, soit en le plongeant dans un bain d'huile, soit en le faisant tremper quelques heures dans une dissolution de cachou-tanin à la dose d'une livre pour quinze litres d'eau bouillante, cette dernière méthode étant la plus courante.

Savoir tisser un filet de larges dimensions sera des plus utiles à qui voudra essayer, dès le prochain printemps, ou, mieux, aux marées d'automne, de pêcher le lançon et l'équille par le procédé dit du savre, ou, plus vulgairement, saffre. Ainsi que me le rappelait voici peu l'un de mes correspondants de Coutances — un inspecteur des P. T. T. dont la pêche maritime côtière est le violon d'Ingres, — cette capture de l'équille au filet s'avère des plus efficientes et d'un tout autre rendement que le défouissage du lançon à la pelle, à la fourche américaine à quatre dents ou au petit soc.

Le savre est un double filet constitué par deux nappes superposées, l'une de 10 millimètres de mailles, l'autre de 11 à 12 millimètres. Chaque nappe se développera sur une largeur de 3 mètres et une hauteur de 60 à 70 centimètres. Chacune de ces nappes est fixée sur une même perche en bois d'orme d'égale longueur, pourvue en son milieu d'un solide manche de 1^m,50 à 2 mètres de long (selon la taille du pêcheur). Il est indispensable, au montage, de placer du côté du manche la nappe aux mailles les plus larges. J'ajoute que certains professionnels du savre ont coutume de « plomber » cette dernière nappe d'un vieux filin, pour faciliter le trait sur les fonds sableux.

Le filet à double nappe ainsi monté, le bassier en quête d'équille prospecte, aux marées favorables, notamment à la fin de septembre et au début d'octobre, aux alentours de la Saint-Denis, et toujours à mer baissante, les bancs de sable à gros grain encore recouverts d'une cinquantaine de centimètres d'eau. Il poussera son filet devant lui, comme il le ferait d'une bourraque, à bout de manche, en suivant l'eau qui se retire et toujours dans le sens même du courant, mais en prenant la précaution de piétiner lourdement le sable au fur et à mesure de sa course.

Il est aisé de concevoir que, sous l'effet du piétage, le lançon déjà ensablé quitte son abri pour prendre le fil de l'eau et rencontre les nappes du savre, dans les mailles desquelles il se prend. Le pêcheur aura d'ailleurs toujours intérêt à incliner son appareil à droite ou à gauche, selon la direction prise par les équilles en fuite, de manière à « charger » d'abord les extrémités du savre et ensuite le milieu.

L'opération de pêche est souvent des plus rapides. Il n'est pas rare qu'en quelques minutes de trait les filets soient garnis. On observera, du reste, à l'usage que le savre devient d'un maniement très malcommode dès qu'il contient deux cents prises. Il y a alors lieu de piquer le manche dans le sable et de « démailler » sur place pour jeter ses captures au panier.

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Ce procédé de pêche est fort pratiqué sur la côte ouest du Cotentin, particulièrement entre Granville et Lessay. Sans doute gagnerait-il à être expérimenté dans la plupart des estuaires à équille. Outre que la pêche au savre est infiniment moins fatigante que la pêche au louchet, elle présente le précieux avantage de ne capturer que des grosses pièces et des pièces toujours intactes, alors qu'avec la fourche ou la pelle il n'est pas rare de tronçonner le poisson.

Mon correspondant précité me signale que l'an dernier, à la pointe d'Agon-Coutainville (Manche), certains bassiers durent héler un doris pour y vider leurs poissons, tant leur pêche au savre avait été profitable : au bout de deux heures de pêche, le lançon s'entassait à 30 centimètres de haut, sur toute la longueur du doris.

Je conseille à ceux de mes lecteurs qui résident (ou estivent) sur un littoral à équille de tenter l'épreuve du savre. À condition toutefois qu'ils s'appliquent à fabriquer leurs « nappes » eux-mêmes, car, à ma connaissance, les artisans du secteur normand plus haut cité n'en confectionnent plus.

Maurice-Ch. RENARD.

Le Chasseur Français N°659 Janvier 1952 Page 24