Le 7 septembre 1949, le coureur niçois José Meiffret
avait réalisé, sur la route Toulouse-Saint-Gaudens, le kilomètre lancé derrière
grosse moto à 87km,918 à l'heure. Claverie et Paillard, sur l'heure
entière, avaient fait mieux encore, toujours derrière moto, sur la route Bordeaux-Bayonne,
frisant le 100 par moments. Enfin, l'on sait que le record de l'heure établi
dans les mêmes conditions, mais sur piste, dépassait le 130. Ces vitesses
stupéfiantes, et surtout le coefficient d'acrobatie qu'elles comportent, nous
auraient laissés sceptiques si elles n'avaient été officiellement
chronométrées.
Mais l'exploit prodigieux dont il est question dans cet
article semble repousser ces performances déjà loin dans le passé, car c'est la
vitesse de l75km,721 à l'heure qui vient d'être réalisée par Meiffret,
sur une route rectiligne de Haute-Garonne, en attendant le 200 à l'heure que
José Meiffret s'est juré d'atteindre ... le premier.
Meiffret était « derrière entraîneurs », dit le
laconique article qui me tomba le premier sous les yeux. Mais de quels
entraîneurs pouvait-il s'agir ? Nous le savons enfin, et voici tous les
détails que j'ai pu recueillir sur cette performance, véritable numéro de
cirque par son brio, sa réussite, les dangers de mort qu'elle comporte, Meiffret
et ses émules travaillant, l'on s'en doute, « sans filet ».
La bicyclette du coureur prodige se distingue de loin
par le formidable diamètre du plateau de pédalier de 135 dents qui permet un
développement de 20 mètres. Or, à la vitesse de pointe, notez que Meiffret a « mouliné »
aussi vite qu'un sprinter dans la ligne d'arrivée d'une course de vitesse pure,
c'est-à-dire à 130 ou 140 tours-minute. Le rythme normal d'un cyclotouriste sur
bonne route est de 60 pour 5 mètres de développement.
Le démarrage, pour un coureur poussant 20 mètres, est
extrêmement pénible et lent. Il lui a fallu (tenez-vous bien !) 7
kilomètres de lancée pour parvenir à la vitesse de pointe du kilomètre lancé
chronométré. Il lui a fallu 5 kilomètres pour s'arrêter. Notons enfin que Meiffret,
ayant été victime d'un saut de chaîne alors qu'il roulait à 140 kilomètres à
l'heure, à Arcachon, sur machine à roue serve, se décida à employer la roue
libre. Et terminons par cette supposition qu'il devait monter une machine
relativement lourde (12 kilos) pour tenir la route à ces allures d'auto de
course.
Voyons maintenant quels furent les procédés d'entraînement
utilisés. Il fallait faire appel à un as du volant, sachant jouer de
l'accélérateur en virtuose, car il s'agissait, après avoir accéléré
progressivement et continûment, d'éviter le moindre ralentissement, fût-il
minime, infime, sous peine de voir le coureur s'écraser contre l'arrière de la
voiture ou le pare-vent qui avait dû être étudié spécialement pour faire office
de ventouse. On le vit bien, le jour où Meiffret, ayant très légèrement quitté
la zone d'aspiration, fut pris aussitôt dans un formidable remous d'air et
évita de justesse la catastrophe, fétu de paille dans une tempête.
* * *
Labor improbus ...
Les tentatives de Meiffret furent nombreuses et souvent
décourageantes, toujours dangereuses pour sa vie. Mais il s'obstina. Outre le
saut de chaîne dont nous venons de parler, il arriva, le premier jour fixé pour
la tentative, que la voiture de course tomba en panne au moment où Meiffret,
préalablement lancé à 100 à l'heure dans le sillage d'une moto, était « passé »
par le motocycliste au champion Giraud-Cabantous, qui conduisait la Talbot.
Encore une fois Meiffret s'en tirait ... vivant, mais la tentative de
record était une fois de plus ajournée.
Bref, après quatre tentatives sur la même route, gardée,
étudiée, « tâtée » dans un sens et dans un autre, Meiffret, bien
lancé par sa moto à 100 à l'heure, fut très bien cueilli par l'auto, dont la
progression de vitesse fut régulière et incessante.
« Mon compteur était à 3.809 tours quand j'ai abordé le
kilomètre officiel, a déclaré Giraud-Cabantous. Derrière, par son porte-voix,
José me cria de forcer encore. J'ai alors été persuadé que le record du monde
était dans la poche. Meiffret aurait mieux fait encore s'il avait pu se
présenter dans son parfait équilibre nerveux. »
Pour finir, demandons-nous comment un cycliste, aussi aspiré
qu'il soit, peut tenir sur sa machine à de telles allures. Jamais la trace
laissée par une bicyclette mue par pédales, en supposant que le sol
puisse en garder l'empreinte, n'aura la fixité rectiligne du tracé d'un
projectile.
Cela est dû, surtout, au fait que la rapidité avec
laquelle les jambes tournent secoue, cahote, désunit le couple homme et machine.
Comment, à pareille vitesse, est-il possible d'éviter le plus imperceptible
balancement, la plus infime déviation qui provoquerait la catastrophe ?
Le côté acrobatique de l'exploit est bien plus surprenant
que le côté sportif. Pareil genre de prouesse ne peut se comparer à celles d'un
Koblet ou d'un Coppi sur 75 kilomètres contre la montre à 41 kilomètres de
moyenne, et certainement jamais il n'est venu à l'idée de José Meiffret de se
mesurer à ces merveilleux athlètes. Mais je doute que ceux-ci consentiraient à
risquer leur vie en se livrant à semblable exhibition. L'exploit de Meiffret
demeure admirable.
Quant à ce que peut éprouver un Meiffret pendant les vingt
secondes de sa vitesse de pointe, ce doit être une griserie d'ordre
transcendantal, c'est-à-dire antérieure à toute expérience, ainsi qu'il arrive
quand l'homme a l'impression qu'il fait « éclater ses limites » et se
transforme, fût-ce la durée d'un éclair, en un être affranchi du temps et de la
pesanteur. Mais, interrogé, l'exploit accompli, Meiffret se trouverait-il
lui-même dans l'état psychologique voulu pour répondre ?
Henry DE LA TOMBELLE.
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