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Paradis perdus

Tahiti et les Îles sous le vent

« Visitez Tahiti, perle du Pacifique ! Avant d'ouvrir la lettre timbrée des Établissements français d'Océanie, je rêve quelques minutes ... Îlots volcaniques, récifs de corail, chant des danseuses couronnées de fleurs ... Ce message détrompera-t-il les visions enchanteresses ? La « civilisation » a-t-elle corrompu totalement la vie simple d'autrefois ? »

... Laissons parler notre correspondant.

 

Îles sous le Vent ...

... Nous avons été isolés de Tahiti à la suite d'une épidémie venant de Suva ... Notre ravitaillement fut arrêté, avec mise en tickets des denrées essentielles. L'épidémie ayant cessé, les bateaux qui alimentent l'île se sont mis en grève —ou plutôt leurs équipages. La grève terminée, une nouvelle maladie (la rougeole !) emplit l'hôpital.

La température ne varie pas trop, mais la pluie, d'une abondance excessive, nous trempe jusqu'aux os ; le vent menace à chaque instant de balayer nos cases jusqu'à la mer. La mer, oh ! certes, elle ne manque pas de charmes. Je vous écris en face de la passe qui ouvre sur le large, moiré de vert, de bleu avec de petites mousses d'écume ... Je vois les bateaux pénétrer dans le lagon, d'une tranquillité relative, nos îles volcaniques étant entourées de récifs à fleur d'eau qui brisent l'impétuosité des flots.

De quoi rêvons-nous sous les tropiques, entre le Cancer et le Capricorne ? De la France, naturellement. Nous attendons le courrier, qui nous apporte des bouffées d'air frais, de parfums de sous-bois ombreux chassant les miasmes délétères qui nous rongent le sang.

Notre seule pâture intellectuelle locale est le Bulletin de Presse des Établissements français d'Océanie, bi-hebdomadaire, qui, sur une feuille de format moyen, nous offre un condensé assez mince des nouvelles mondiales. Rien de la vie parisienne, bien entendu, ni des mille détails qui donnent du piquant à l'existence des civilisés ! Deux pages sur quatre sont en dialecte indigène sous l'en-tête : Vea Parau-Api no te mau Haapaoraa Farani no Oteania. Joli, n'est-ce pas ?

Mais ouvrez un numéro, celui du 23 mars 1951, par exemple. Vous constaterez que l'existence enchantée du Tahitien a subi des coups plutôt rudes. À une époque récente, et pour une population plus nombreuse, d'après les premiers explorateurs, le pêcheur tahitien suffisait à la nourriture de tous les insulaires, depuis le roi jusqu'à l'homme de peine le plus humble. En serait-il de même aujourd'hui en cas de rupture des communications ? On peut répondre hardiment : non ! s'écrie le rédacteur anonyme de l'article, qui déclare ne pas se montrer d'un pessimisme excessif en évoquant le spectre d'une troisième guerre infiniment plus mondiale que les deux dernières.

Pourquoi ? Parce que la flottille de pêche s'est trouvée détruite en grande partie, de 1941 à 1945. Sous prétexte de ne pas servir de point de repère aux sous-marins japonais, interdiction fut faite aux pêcheurs du large de s'éclairer la nuit avec l'indispensable lanterne. Sortir sans lanterne équivaut sinon à une mort certaine, du moins à un accident grave. Durant plusieurs années, les pirogues séchèrent, se fendirent, servirent de jouet aux enfants et finirent dans le feu.

Le manque de peinture, de clous galvanisés, de mastic, fit le reste. Mes hardis pêcheurs devinrent débrousseurs ou vinrent en ville pour s'y fondre dans les rangs de la main-d'œuvre sans spécialité.

De ce fait, le poncif du Tahitien, homme trois fois heureux, s'en allant à la pêche et revenant quelques instants après avec son embarcation pleine de poissons, apparaît sous un jour différent.

Encore faut-il l'avoir, la pirogue ! Et pour la faire, c'est un travail de Romain ... Même entretenue, démontée, repeinte, remastiquée tous les six mois, une pirogue en « maioré » ne dure pas plus de six ans. Il n'y a que deux sortes de bois valables pour la construction d'une pirogue de haute mer (le « burau », le meilleur, et le « maioré », excellent mais fragile). Tous les autres bois employés, le « manguier », le « tamanu », le « mara », sont bons à faire des pirogues de transport pour le lagon. Les deux premiers ont cette supériorité que, même remplis d'eau, ils ne coulent pas au fond.

Où trouver un tronc de « maioré » ou de « burau » d'environ 5m,50, droit et assez volumineux, sans aucun défaut ?

Si, par chance, vous en trouvez un sur la côte, il faut l'acheter, et cher ... Sinon, on doit aller dans la montagne avec le secours d'une équipe athlétique. On ébranche le tronc, on le creuse grossièrement, on l'ébauche, puis on le laisse sécher quelque temps. Ensuite nos gens, munis de cordes, l'amènent au bord de la mer, par-dessus monts et vallées. (Imaginez les frais !)

Et la paire de pagaies ! Il faut souligner l'habileté du travailleur qui creuse sur toute la longueur le tronc initial, laissant partout, sans autre repère que le toucher, une épaisseur uniforme d'environ un centimètre, en prenant garde de ne jamais passer l'outil au travers.

La mise au point nécessite un mois de travail avec de l'aide. Trouver le balancier — une pièce de bois légère, droite, cylindrique, d'environ 4 mètres, ni trop tendre, ni trop dure — exige quelquefois une journée entière. Ensuite, il faut découvrir les « iato » (barres transversales qui tiennent le balancier).

Et la petite hache courte, la vastringue ? L'herminette et les outils indispensables ? Depuis onze ans, aucun de ces instruments n'est arrivé à Tahiti ! Le marché noir joue sur eux ...

Et les longs clous galvanisés, les planches pour surélever la quille, la cordelette, les deux gallons de peinture, le mastic, tout ce qui achèvera de faire de notre pirogue polynésienne une embarcation sans rivale, permettant d'affronter avec une entière sécurité la tempête, ou de remonter les passes tumultueuses, au courant torrentiel, sans embarquer une goutte d'eau ! Pensez-vous à leur prix ?

Je ne parle point de l'hameçon, du fil de pêche, de l'amorce, de l'appât, tous frais supplémentaires qui ébrèchent singulièrement les 2.000 francs (1) par mois que gagne environ le Tahitien du district.

Rien d'étonnant à ce qu'il y ait deux fois moins de pirogues qu'en 1939 et à ce que l'on demande une aide en faveur du pêcheur éventuel soit sous forme de prêt, soit en lui facilitant les moyens de reconstruire une embarcation.

Peut-être préférez-vous avoir des détails sur nos distractions ? Je vous dirai qu'à Ciné-Bambou eut lieu une grande première : la Cage aux rossignols, agrémentée d'attractions folkloriques de Tahiti-Studio et d'une bande documentaire présentée par M. Sincère ... Mais cela ne concerne pas nos îles perdues, parentes pauvres, à 200 kilomètres à vol d'oiseau du centre.

Îles volcaniques, bien sûr, où les parties planes sont rares, c'est-à-dire où les avions ne sauraient se poser.

Il n'y a qu'à Bora-Bora où les Américains ont pu, pendant la guerre, organiser un aérodrome pour leurs appareils.

Connaissez-vous Bora-Bora ? Une petite île de forme tourmentée, à profondes découpures, à 45 kilomètres au nord-ouest de Raïatéa. Pas tout à fait 8 kilomètres de long et 4 kilomètres de large, avec un pic de 660 mètres, le Pahia ; 1.200 indigènes avant guerre.

Sa particularité, au point de vue de la faune ? Elle n'est pas brillante. Jadis, on y trouvait de nombreux oiseaux importés : merles, vinis, pigeons. Mais on introduisit des éperviers, dans le but de détruire les rats qui dévastaient les plantations de cocotiers. Les bêtes de proie exterminèrent surtout les infortunés porteurs d'ailes, avec les premières habitantes, les innombrables perruches aux merveilleux ramages. Et les rats ont continué de plus belle leurs ravages. Alors qu'il eût suffi de mettre des bagues aux palmiers pour limiter les dégâts, auxquels s'ajoutent les cyclones, de temps à autre, comme celui de 1926 qui détruisit un temple tout neuf, reconstruit en 1937, occasion d'une fameuse fête, laquelle amena 1.700 personnes dans l'île pour un repas sensationnel ...

À présent, la guerre a passé par là ; la mentalité indigène s'est « adaptée », hélas ! point pour le meilleur. Si l'on nous répond encore à certaines remarques d'ordre pratique ; Aita pea pea, c'est-à-dire approximativement : « Il ne faut pas s'en faire », la générosité locale a subi de sérieuses atteintes.

Je vous parlais d'aérodromes. Un seul endroit serait peut-être susceptible d'en accueillir un nouveau, à Atimaono, dans la grande plaine de Tahiti. Mais arracher la canne à sucre, démolir la rhumerie et la sucrerie, il n'en est pas question !

Le sucre est un symbole de ce pays ... À telle enseigne que la colonie en achète énormément à Fidji et à l'Amérique. Si vous goûtez un jour le café du soir et du matin de nos indigènes, vous constaterez qu'il ressemble plutôt à du sirop !

Pendant la guerre, où tout était rationné, les indigènes, avec une touchante insouciance, consommaient leur ration d'un mois en quelques jours.

Les colons ? Des Français, Américains, Anglais, Danois, des indigènes, quelques Chinois. Ah ! les Chinois ! leur sagesse ne les empêche pas de posséder un sens solide des réalités ! Nous les voyons commerçants, maraîchers, tenant presque tout le commerce du pays dans leurs mains. Les goélettes naviguent sous pavillon français, mais les capitaux sont chinois ... Ce sont les Chinois de Papeete qui firent, il y a quelques années — vainement d'ailleurs — une pétition au gouvernement au sujet des prix élevés de la pharmacie, afin d'obtenir l'importation (désirée, je dois le souligner) de médicaments chinois. Mais que faire devant le syndicat des pharmaciens ?

Si vous venez à U ... un mercredi, jour de marché, ce qui donne beaucoup d'animation à la ville, il est assez amusant de voir les gens s'y rendre en bateau ou en « truck », là où il y a une route ; vous déjeunerez dans l'un de nos trois restaurants chinois. Pour 20 francs, vous aurez un ragoût de porc ou de bœuf, avec quelques légumes, les hors-d'œuvre et les fromages étant inconnus ... Il y a chez les commerçants du fromage et du beurre, mais en boîte, venant d'Australie, de Nouvelle-Zélande ou de San Francisco. À Papeete, il y a depuis quelque temps des restaurants français ... mais c'est le Chinois qui fait la cuisine !

Papeete ? J'y suis allé voici un an et fus stupéfait du mouvement qu'il y a dans les rues ..., des autos américaines de luxe, de tous calibres ... Il faut prendre garde en traversant, afin de n'être pas victime de ces véhicules envahissants.

Je m'excuse d'une appréciation peut-être superficielle, mais Papeete me fit l'effet d'une ville made in U. S. A. ratée.

Que voulez-vous ! la guerre a passé par là ! Avant 1939, la vie était agréable, bon marché. À présent, aux dires des experts, l'Océanie française est la contrée du monde où la vie est la plus chère, avec Ceylan. Il y a douze ans, on faisait le tour de l'île pour 100 francs ... À présent, 2.000.

À cette même époque, les yachts américains des milliardaires Rockfeller, Hould, etc., des bateaux de touristes venaient régulièrement croiser dans nos eaux. Et, le 14 juillet, quels débarquements pacifiques ! La Fête nationale, la plus importante de l'année ici, amenait des districts de Raïatéa et Tafrao des groupes de chanteurs et danseurs des deux sexes, vêtus des anciens costumes indigènes (car, sur ce chapitre-là, on s'est « civilisé » également).

Ce sont de bons musiciens ; ils chantent juste, avec un ensemble admirable. J'ai l'oreille sensible ... En France, j'étais un habitué de l'Opéra, de l'Opéra-Comique et des concerts symphoniques. Eh bien ! j'avoue que les chœurs des indigènes rivalisent avec ceux de nos subventionnés !

Seulement, où les choses se gâtent c'est lorsque nos Polynésiens chantent des rengaines courantes, usées d'Europe en Amérique, lorsqu'ils reprennent du « Tino Rossi », devenu article d'exportation ! L'ambiance ne peut y être et les paroles sont estropiées ...

Côté propagande française, je me bornerai à dire qu'il y a beaucoup à réaliser, de façon pratique, et que d'autres ne manquent point de s'y intéresser activement.

Nous avons ici beaucoup de « demis », croisements entre indigènes et Anglais, Français, Américains ou autres. Le résultat, en général, fait de beaux types. Les femmes surtout sont de vraies statues grecques, admirables de finesse, de modelé. Il est rare de voir des types de ce genre chez les indigènes « pures ».

N'attendez point de conclusions à ces notes décousues ... À quoi bon ? Écrire sous ce climat des Îles sous le Vent est un acte d'héroïsme !

Mais je terminerai volontiers en disant comme un ami chinois parlant de nos paradis perdus et des difficultés qui les assaillent : « Il est des situations qui ne peuvent être dénouées que par l'ongle de la prudence ... »

Louis SMEYSTERS.

(1) Le franc de Tahiti vaut 5 fr. 50 métropolitain.

Le Chasseur Français N°659 Janvier 1952 Page 52