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Précurseurs inconnus

Maints exemples nous ont prouvé qu'en matière d'inventions scientifiques il est souvent bien difficile d'attribuer le mérite de la découverte au véritable inventeur, même quand il est notre contemporain. Pour n'en choisir qu'une preuve, rappelons les discussions concernant l'identité de celui qui, le premier, imagina le cinématographe. Cela s'est cependant passé, pour ainsi dire, sous nos yeux, et les témoignages abondent. Malgré cette facilité de contrôle, nous ne sommes pas tous d'accord.

À plus forte raison quand il s'agit d'un fait ancien. En donner la preuve serait refaire l'historique de toutes les inventions.

Tel n'est pas notre but. Les personnages dont nous allons parler ne sont pas des méconnus, mais des inconnus, de mystérieux inconnus qui, à la veille d'une découverte célèbre, ou même longtemps avant, ont passé dans l'Histoire déjà possesseurs de cette découverte et ont aussitôt disparu, sans qu'on sache d'où ils tenaient leur secret, ni ce qu'ils en en ont pu faire, ni qui ils furent. Ce n'est pas l'invention qui nous intéresse ici, c'est l'énigme qui s'attache à la brève apparition anonyme de son inventeur. C'est aussi la question qui se pose de savoir pourquoi ces possesseurs d'une connaissance importante n'en ont pas tiré parti, au moment où, seuls à la posséder, elle les plaçait au premier rang.

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On attribue généralement à Galilée l'invention de la première lunette astronomique. En fait, l'illustre savant ne fit que deviner, en 1609, les moyens employés l'année précédente par un lunetier hollandais, Lippershey, pour fabriquer un appareil grâce auquel, disait-on, on pouvait voir les objets éloignés comme si l'on s'en rapprochait.

On a prétendu que l'idée était depuis longtemps dans l'air, que, dès 1538, Fracastor, puis, à la fin du XVIe siècle, della Porta avaient signalé le pouvoir des verres grossissants. Mais ceux-ci étaient connus depuis bien plus longtemps encore, à commencer par le monocle d'émeraude de Néron. Autre chose est de combiner ces verres convexes ou concaves selon le cas et les placer à distance convenable les uns des autres, pour grossir en la renversant, puis redresser une image lointaine. Personne, avant 1608, date où Lippershey obtint un privilège — nous dirions aujourd'hui un brevet — pour exploiter son invention, n'avait pensé à cela.

Personne, sinon ...

Un jour de l'année 1605 le lunetier travaillait dans son échoppe à polir des verres de besicles, tandis que ses enfants jouaient près de lui.

À ce moment, quelqu'un entra. Un vieillard et, à en juger par son accent et son costume, un étranger. Il demanda à choisir des lunettes. L'opticien lui présenta des échantillons, puis, comme l'inconnu se faisait mal comprendre, il le laissa libre d'essayer les verres qui convenaient le mieux à sa vue et se remit au travail.

L'attitude du client devint alors assez bizarre.

Il prenait plusieurs verres à la fois, les tenait à distance les uns des autres, les rapprochait ou les éloignait de son œil avec des mouvements si inexplicables que les enfants, intrigués d'abord par ce manège, le trouvèrent bientôt très comique et considérèrent le passant comme un vieux fou.

Quand, au bout d'un long temps, le vieillard se décida enfin à partir, emportant les quelques emplettes qu'il avait eu tant de mal à adopter, les enfants, par moquerie, reproduisirent la scène et en donnèrent le spectacle à leur père, qui n'y avait pas fait attention.

Soudain, tandis qu'ils singeaient les gestes de l'étranger en visant, comme lui, à travers un alignement de verres, le clocher de l'église, ils se récrièrent de stupeur : le clocher venait de leur apparaître trois fois plus gros que ne le voyaient leurs yeux !

Lippershey, alerté, renouvela l'épreuve. Le doute n'était pas possible. Le principe de la longue-vue était trouvé.

On sait le reste. Mais ce qu'on ne sait pas, ni ne saura jamais, c'est l'identité du mystérieux vieillard qui, avant tous les autres, avait découvert ce principe et ne l'a jamais révélé.

Puisque nous sommes en plein mystère optico-astronomique, effleurons-le encore, sans insister, car l'énigme est cette fois si obscure qu'elle nous entraînerait on ne sait où si nous voulions l'approfondir.

On sait que, dans les fouilles pratiquées dans les ruines de Babylone, en 1845, on a trouvé un bas-relief où est représenté, parmi d'autres figurations célestes, le dieu Nisroch, qu'on a pu avec certitude identifier à Saturne. Or, dans le cas présent, le personnage est entouré d'un anneau.

Qu'est-ce que cela veut dire ? L'anneau de Saturne est absolument invisible à l'œil nu. Alors ? La lunette avait-elle été imaginée, non pas quelques jours, mais trente siècles avant Lippershey ? Comme l'exemple est unique ; comme, d'autre part, on a également trouvé, à Ninive, une lentille plan convexe en cristal de roche, nous laissons au lecteur le soin, non pas de conclure, mais de supposer ce qu'il voudra !

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Revenons à des faits plus proches de nous. Voici maintenant une histoire qui concerne la photographie.

Vers 1625, Niepce avait déjà déterminé les principes de cette science, mais on se heurtait encore à une difficulté qui semblait insurmontable : le moyen de fixer l'image produite par la lumière sur la surface sensible. Plusieurs chercheurs s'étaient attachés à la question, entre autres Daguerre, Talbot, etc., et n'arrivaient à aucun résultat.

C'est alors que, chez l'opticien Charles Chevalier, se présenta un jeune homme pauvrement vêtu qui demanda le prix d'une « chambre obscure ».

Ce prix était beaucoup trop élevé pour le modeste passant. Mais, comme Chevalier lui demandait ce qu'il voulait faire d'une chambre noire, objet alors de pure récréation scientifique, l'inconnu lui répondit qu'il avait besoin d'un appareil perfectionné, n'ayant pu lui-même en grossièrement construire qu'un, qui ne répondait pas à ses désirs et ne lui permettait pas d'approfondir l'invention qu'il venait de réaliser, c'est-à-dire la fixation, sur le papier, de l'image photographique.

Chevalier demeurait sceptique. Le jeune homme tira alors de sa poche une véritable photographie positive sur papier telle qu'on n'en réalisa que bien longtemps plus tard.

Prodigieusement intéressé comme on pense, l'opticien, retenu ce jour-là par d'autres occupations, prit rendez-vous avec le mystérieux visiteur.

« J'attendis, racontera-t-il lui-même trente ans plus tard dans son Guide du photographe, j'attendis le retour de mon inconnu, mais jamais il ne revint, jamais personne n'en entendit parler ! Je ne sais autre chose de cet inventeur ignoré, sinon qu'il demeurait rue du Bac. Aujourd'hui, je ne puis penser à cette singulière apparition sans éprouver un remords. Lorsque ce pauvre jeune homme me témoigna le regret de ne pouvoir se procurer une chambre obscure à prisme, j'aurais dû, j'en conviens, dans l'intérêt de l'art, lui faciliter les moyens de réaliser son désir ... »

Ajoutons que ce refus retarda de vingt-deux ans la découverte de la photographie sur papier, qui ne fut définitivement assurée qu'en 1847, par Blanquart-Evrard.

Voici un troisième exemple, plus mystérieux encore que les précédents parce que l'auteur de l'invention est apparu, puis a disparu, bien longtemps avant qu'elle soit revenue préoccuper l'esprit des hommes.

Il s'agit du télégraphe électrique. Cet appareil était-il connu de certains initiés à une époque où la science de l'électricité était encore complètement dans l'enfance ? Il n'est pas défendu de le supposer.

Dans la première moitié du XVIIIe siècle, le R. P. Pierre Le Brun nous a laissé une Histoire critique des pratiques superstitieuses, ouvrage extrêmement curieux où l'auteur résume les croyances de son temps et les réfute, tantôt par des arguments solides, tantôt par des assertions aussi fantaisistes que celles qu'il combat.

Or, au nombre des inacceptables légendes contre lesquelles il met le lecteur en garde, il cite ce fait étonnant que, par le moyen de deux aimants, des personnes absentes et fort éloignées les unes des autres peuvent se communiquer leurs pensées.

Comment prétendent-elles obtenir ce résultat absurde ? Chacune d'elles posséderait, disent-elles, une sorte de boussole placée sur un écran où sont inscrites les lettres de l'alphabet. Et, en tournant l'aiguille d'une de ces boussoles, on ferait tourner l'aiguille de l'autre d'une façon semblable, de façon qu'elle désignerait la même lettre qu'on aurait soi-même désignée.

« Comment a-t-on pu avancer de pareilles rêveries ? » conclut le P. Le Brun, après avoir développé cette explication.

Mais, pour nous qui savons, cet appareil ressemble trop à un télégraphe morse (1835) pour ne nous paraître qu'un songe sans consistance. A-t-il été réellement construit et mis en usage ? A-t-il été seulement imaginé par un précurseur illuminé ? Nous ne le saurons jamais. Mais il y a là une coïncidence assez troublante entre la réalité et le rêve pour qu'elle ne nous paraisse pas seulement due à un simple hasard.

R. THÉVENIN.

Le Chasseur Français N°659 Janvier 1952 Page 54