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Notes de voyage

Les saints du paradis terrestre

Durant le long séjour que je fis à la Plantation de caoutchouc Michelin et Cie, située dans l'État de Céara (Brésil), je pus à loisir étudier les mœurs et les coutumes des habitants de cette contrée.

Ce pays ne connaît pas encore le vrombissement des moteurs, l'encombrement des foules, l'âpreté et l'égoïsme des habitants des villes ; seuls le sentier vous conduit et le cheval vous transporte, sous un climat de paradis terrestre, entouré d'une végétation luxuriante.

La population indigène se composait d'une centaine de familles disséminées à travers les 1.500 hectares que comprenait la plantation. Cet important domaine planté de plus d'un million de pieds de caoutchoutiers, qui s'étageaient sur des collines, était agrémenté ça et là de riantes vallées, où l'on trouvait à profusion les cannes à sucre et tous les fruits exotiques.

Cette terre prodigue, favorisée par un climat sans hiver, sans été, permettait aux habitants de vivre dans des casas faites de branches et de terre. La race est très mêlée. Le noir et le métis dominent, aux moeurs primitives ; leurs coutumes découlent de leur sagesse à vivre en étroit contact avec la nature et, quand parfois quelques écarts se produisent, leur bon sens de primitifs finit toujours par rétablir la mesure et faire rentrer tout dans l'ordre indispensable à la vie normale.

Ils professent la religion catholique de façon plutôt primitive, à leur manière ; un curé exerce son ministère dans les environs, une église existe dans la forêt, où ils se marient, sans actes ; une simple bénédiction suffit pour que leur union reste indissoluble. L'État, étant séparé de l'Église, ne reconnaît aucun représentant, et le curé fait payer tous ses actes.

Les croyances des indigènes ne dépassent pas le stade des saints. Chaque individu possède un oratoire, où figure en bonne place un saint de sa prédilection, qu'il rend responsable de tout ce qui arrive, en bien ou en mal, dans sa maison. C'est ordinairement à saint Antonio, le saint le plus vénéré du Brésil, que revient cet honneur, et c'est celui que l'on rencontre le plus souvent dans les oratoires.

Saint Antonio est donc considéré comme le plus puissant, mais aussi le plus surchargé de besogne ; c'est lui qui doit préserver les troupeaux des maladies et qui, dans la saison des orages, est tenu de servir de paratonnerre à toutes les plantations de la région. On lui promet des cierges, des fleurs pour orner sa niche, de l'argent que l'on donne au padre (curé) ; s'il parvient à faire obtenir le succès désiré ou à éloigner la mauvaise fortune, on le couvre de caresses, mais, s'il fait la sourde oreille, adieu cierges, fleurs et caresses. Étant responsable, il faut qu'il se résigne à subir son châtiment. Par exemple, le cochon qu'élève ordinairement tout chef de famille vient-il à s'enfuir ? il s'empresse aussitôt de promettre à saint Antonio un cierge, des fleurs, de l'argent. Mais, le lendemain, si, après avoir effectué de longues randonnées dans les environs, il n'a pas retrouvé l'animal, il revient en toute hâte dans sa casa, tire brusquement son patron de sa niche, prend une « chicote » (fouet) proportionnée à sa taille et lui en cingle les reins en accompagnant cette correction du monologue suivant : « Ah ! saint de tous les diables, c'est ainsi que tu prends soin de mon cochon, c'est de cette manière que tu me paies les soins que j'ai pour toi et les cierges que je t'achète ? Je vais t'apprendre à vivre ... » Après cette correction, il le jette dans le coin le plus obscur de sa casa et lui déclare qu'il est condamné à vivre dans ce réduit jusqu'à ce que le cochon soit retrouvé. Si le retour du fugitif se fait attendre, le maître perd patience, brise son idole d'un coup de pied et choisit immédiatement un autre saint plus puissant et plus actif ; mais, si le cochon reparaît, il replace aussitôt dans sa niche le pauvre saint Antonio, lui demandant pardon d'avoir été un peu ... emporté et lui achète force cierges pour lui faire oublier le passé et continuer de mériter sa protection.

Un jour, j'entrai dans la case d'un nègre qui avait pour patron saint Bénédict ; je m'étonnai de la profusion des cierges qui brûlaient devant son idole : c'était, m'expliqua le nègre, pour remercier le saint de lui avoir fait retrouver sa chèvre, qu'il avait perdue la veille. Je le priai de me conter son aventure.

« Senhor, me répondit-il aussitôt, c'est un saint bien puissant et bien bon pour les pauvres gens que saint Bénédict. Figurez-vous qu'hier, quand j'allai voir ma pauvre bête, elle avait disparu. Ce ne pouvait être que par suite d'un maléfice, car elle ne s'écarte jamais de son étable. Je fis vœu d'offrir à mon protecteur tous les cierges que je pourrais me procurer s'il me la faisait retrouver et, plein d'espoir, je me dirigeai au hasard vers le premier chemin que je rencontrai, appelant l'animal de tous côtés. Voyant que mes recherches étaient inutiles, je pensai que ce n'était pas la bonne direction et je revins sur mes pas pour en prendre une meilleure ; mais mon patron, lui, ne s'était pas trompé : pendant que je m'épuisais en vaines poursuites, il avait fait rentrer ma chèvre dans l'étable, et, dès qu'elle me vit, la pauvre bête accourut vers moi. Vous comprenez, senhor, que, quand on a un aussi bon saint, on doit tenir sa promesse, au lieu de faire comme certains que je connais, qui ont l'habitude d'oublier leur vœu quand le danger est passé. »

Devant une telle crédulité, je ne puis m'empêcher de me souvenir que le royaume des cieux appartient aux innocents et à ceux qui leur ressemblent.

Paul COUDUN.

Le Chasseur Français N°659 Janvier 1952 Page 59