es bras et les mains encombrés de paquets, M. et Mme
Poche remontaient l'avenue de Wagram pour prendre le métro à la station de
l'Étoile. Il faisait un temps splendide. Les terrasses des cafés étaient
remplies à craquer. Des promeneurs innombrables allaient vers l'immense place
aux douze tentacules verdoyants, les yeux rivés à l'Arc de triomphe qui se
dressait, formidable, dans le poudroiement irisé par le soleil ; d'autres
promeneurs, non moins innombrables, les prunelles grisées de splendeurs,
redescendaient vers les Ternes et le parc Monceau.
— Bon sang ! je n'en puis plus ! soupira
Poche, je m'assiérais bien cinq minutes en buvant un demi.
— Moi aussi, parbleu, renchérit son épouse, mais tu
vois bien que tout est plein. Tu ne vas pas t'asseoir sur le bord du trottoir.
Comme ils arrivaient au coin de la rue Brey, deux
consommateurs quittaient lentement leur table. Les époux Poche se ruèrent sur
les chaises libres en poussant un ouf ! de satisfaction.
Un garçon s'empressa.
— Un panaché, commanda Poche.
— Un rosé glacé pour moi, ajouta sa compagne.
Ils savourèrent la joie d'être assis en regardant la foule.
— Tu remarques, Alfred, fit Mme Poche, que
presque tous ces gens-là sont des étrangers. Ça se voit, du reste, et puis ça
s'entend, oserais-je dire. Écoute. Ils parlent tous dans leurs charabias.
Chaque année, ils viennent de plus en plus nombreux à Paris.
— Il est certain, pontifia Poche, que ces gens-là
dépensent leur argent intelligemment. Ils s'expatrient facilement pour quelques
jours et rien n'est plus favorable à l'entendement que les voyages à
l'étranger. Mais nous, Français ...
— Alors, qu'attendons-nous pour favoriser notre
entendement ? coupa Mme Poche. Grâce à Dieu, notre fortune nous
permettrait des voyages à l'étranger. Cela ne me déplairait pas.
— À moi non plus, accorda Poche. Je vais y réfléchir.
Cinq minutes après, ils prenaient le métro. Ils
s'installèrent. Devant leurs yeux, une affiche émaillée, vissée à la paroi,
montrait un paysage de rêve où des montagnes couleur d'améthyste étaient
escaladées par des sapins couleur tapis de billard. Au premier plan, sur un
chemin jaune d'or, s'avançait un groupe d'aborigènes revêtus de toutes les
couleurs de l'arc-en-ciel.
Au-dessus, deux lignes de lettres noires : Quinze
jours au Tyrol, 15.000 francs, tout compris, de Paris à Paris.
Mme poche poussa son mari du coude, lui désignant
l'affiche d'un mouvement du menton :
— Qu'est-ce qu'on attend ? Tu vois, Alfred ?
Alfred jeta un regard mou sur l'affiche.
— Ben, je veux bien, moi. J'irai voir à l'agence. Mais
tu sais que je ne parle pas un mot d'allemand.
— Qu'est-ce que cela peut faire ! Tu te
débrouilleras bien. Tu es intelligent. J'ai la ferme impression qu'en quelques
jours tu apprendras la langue de Gœthe.
— Tu vois les choses en grand, Ernestine, répondit
Poche. Soit. Essayons.
Douze jours plus tard, toutes les formalités ayant été
remplies et l'argent versé, un car confortable les entraîna vers l'est.
Le voyage fut charmant et plein d'attraits. Ils arrivèrent à
Innsbrück, site admirable d'où les caravanes d'excursions devaient rayonner.
Les paysages, s'ils ne répondaient pas point pour point aux promesses de
l'affiche du métro, n'en étaient pas moins remarquables.
Un matin, on annonça aux voyageurs qu'ils avaient « journée
libre », c'est-à-dire que, jusqu'au soir, ils pouvaient aller où bon leur
semblerait. Les époux Poche décidèrent d'aller déjeuner à une auberge, dans un
village situé à trois kilomètres de la ville. Ils partirent à pied.
Ils s'attablèrent sous une tonnelle.
— Que désires-tu manger, Ernestine ? s'enquit
Poche.
— Je voudrais une côtelette et des pommes de terre
nouvelles, répondit l'épouse avec un sourire gourmand.
— Moi aussi. C'est une bonne idée. Mais comment faire
comprendre notre desideratum ? Je ne sais pas du tout comment tout cela se
dit dans la langue de Gœthe !
L'aubergiste, debout près de la table, attendait les ordres.
Après cinq minutes de pourparlers inutiles, Poche tira de son veston un calepin
et un stylo et, sur une page blanche, dessina la commande : d'abord deux
côtelettes, avec le manche, puis, autour, il fit quelques ronds qui étaient
sensés représenter des pommes de terre. L'aubergiste, les sourcils froncés par
l'attention, suivait les évolutions du stylo. Tout à coup, sa figure s'éclaira :
— Ja, ja, fit-il, ich habe gut
verstand.
— Tu vois, Ernestine, il a dû me dire qu'il a compris.
Quand on sait dessiner, ce n'est pas difficile de se faire comprendre.
Les deux hommes se souriaient avec des hochements de tête
approbatifs.
— Bleiben Sie hier und warten mich,
dit le Tyrolien en s'éloignant.
Les deux voyageurs se frottaient les mains de joie devant la
réussite du moyen employé. Ils préparaient couteaux et fourchettes pour faire
honneur au plat, d'autant plus que le grand air des montagnes avait
singulièrement aiguisé leur appétit. Mais ils restèrent figés d'étonnement
lorsque, trois minutes après, ils virent revenir leur hôte portant
triomphalement dans ses deux mains à plat ... deux raquettes et six balles
de ping-pong ! ...
Deux éclats de rire dignes des dieux de l'Olympe
déconcertèrent d'abord le brave aubergiste, qui, finalement, fit chorus avec
nos deux amis. Tout s'arrangea ensuite pour le mieux et les Poche revinrent le
soir à Innsbrück enchantés de leur journée.
Mais, chez eux, le pli des voyages était pris. À peine
revenus du Tyrol, ils désirèrent, sur le vu d'une affiche bariolée de rouge et
de jaune, faire un autre voyage en Espagne. Un car somptueux les transporta par
delà les Pyrénées. Au pays de Cervantes, ils furent éblouis de soleil sur des
routes implacablement blanches ; éblouis, également, des beautés
architecturales de l'art mauresque.
Cependant, les connaissances linguistiques de Poche, qui
s'étaient montrées piteuses lors du voyage au Tyrol, ne s'étaient guère
enrichies pour le voyage en Espagne. « Je parle l'espagnol comme une vache
française », déclarait-il finement à ses compagnons de car.
Un soir que la voiture s'était arrêtée dans une jolie petite
ville d'Estremadure, les deux époux entrèrent pour dîner dans une albergio
de fort gentille mine, mais rien sur le menu, que Poche ne comprenait du reste
pas, ne tentait leur gourmandise.
— Tu sais, Alfred, murmura Mme Poche
par-dessus la table, tu devrais recommencer ton truc en dessinant, mais tâche
d'être plus heureux qu'au Tyrol ! Essaie de leur faire comprendre que nous
désirons un bon bifteck saignant.
— Je vais faire mon possible, répondit Poche en tirant
son calepin et son stylo. Je vais bien m'appliquer.
Il fit signe au mozo de s'approcher et dessina
d'abord, très vaguement, un bœuf aux cornes agressives, puis un grand couteau
qui semblait s'enfoncer dans les chairs de l'animal pour y découper une tranche
de romsteck ; après quoi, pour indiquer le désir de sa femme que le
bifteck soit bien saignant, il étala sous le dessin une large tache à l'aide
d'un crayon rouge. Enchanté de son travail, il le montra au garçon en mettant
l'index et le médius de sa main droite en V pour bien faire comprendre qu'il
désirait deux parts.
Le mozo s'inclina en souriant :
— Cuente Vd. conmigo, fit-il.
Puis, se retournant, à la porte, il interrogea :
— A la sombra ?
— Si, répondit Poche, à tout hasard.
Et, cinq minutes après, le garçon apportait deux places « à
l'ombre » pour la corrida du lendemain ! ...
Après ces deux échecs. Poche a décidé, en vue de ses futures
pérégrinations, de ne pas étudier les langues étrangères, mais de prendre des
leçons de dessin ...
Roger DARBOIS.
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