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Le collet

Les jours ne sont pas tous drôles, en montagne, pour les gardes et, quand ils ont une occasion de s'amuser, ils ne la manquent pas. Aussi le père Brénod se gratta-t-il la tête en jubilant lorsque, au pied des Roches Franches, il trouva un soir, sans penser à mal, un collet à chamois, installé selon toutes les règles de l'art. La forêt venait mourir au pied des hauts rochers, comme découragée d'en tenter l'escalade, et là, entre les derniers sapins et la pierre, il y avait comme une sorte de sentier, un boulevard martelé par des générations de sabots durs et coupants, un chemin couru par les chamois depuis que le monde est monde.

Là, de temps immémorial, les mauvais garçons du village avaient l'habitude, l'hiver, de monter s'embusquer pour tirer à bout portant, au fusil, quelque vieux bouc en poil noir des grands froids. D'en bas, on entendait vaguement le coup de feu, mais Brénod se contentait de hocher la tête : des garçons capables de se hisser là-haut, en faisant la trace dans un mètre de neige, avaient sûrement les jambes plus longues que les siennes. Peut-être même se servaient-ils de skis, cette invention du diable, qui permet de détaler au nez du père Brénod plus vite qu'un cheval au galop. En tout cas, il était profondément inutile de se déranger.

Mais ce collet était une invention diabolique. Fait d'un petit câble d'acier de 3 millimètres environ, dérobé à quelque usine, il était posé entre le grand mur des Roches et un énorme sapin qui ne laissait, entre lui et la paroi, que la place tout juste suffisante pour s'y glisser. Il pendait d'une grosse branche, et sa large boucle était si artistement disposée que Brénod se sentit soudain froid dans le dos :

« Bon Du ! Moi qui marche un peu courbé, la tête en avant, mais c'est que j'aurais bien pu aller tout droit m'y pendre. C'est pas des braconniers seulement ; c'est des assassins ! »

Plein de fureur et désireux de vengeance, il inspecta les environs. Tout autour, c'était la forêt profonde, mais, par une brèche, il entrevoyait, tout en bas dans la vallée, la grange à foin et le carré de légumes de son vieux copain Bonnard. Et ce n'était point le hasard seul, mais une belle et bonne serpe qui avait taillé ce couloir, cette embrasure dans les branches des sapins, et certainement pas pour rien.

« Bon, pensa Brénod, il y a aussi loin de chez moi à chez toi que de chez toi à chez moi. Si je te vois, tu me vois. Dommage, tout de même, de se brouiller avec un copain qu'on a été à l'école ensemble. Sacré Bonnard, il faudra que je trouve quelque ruse ...

Et, tout à ses réflexions, il reprit tout tranquillement le sentier qui le ramènerait vers la vallée, le « chemin de la soupe ».

*
* *

— Sais-tu, Jean, fit tout naïvement le père Brénod à son ami Bonnard, qui ramassait des doryphores, j'ai trouvé des collets aux Roches, sur ma tournée, bien sûr, exprès pour me pendre par le gargagnon. Attentat contre un fonctionnaire public dans l'exercice de ses fonctions : c'est la Cour d'Assises.

Bonnard retourna encore les feuilles de deux ou trois plants de patates, avant de se redresser et de dévisager le garde.

— Quoi tu dis ?

— Je dis que des combines comme ça, c'est des tours de meurtriers. Mais le gaillard ne l'emportera pas en Paradis. Figure-toi que j'ai trouvé une cachette, dans la forêt, d'où on a vue droit sur l'endroit où est posé le collet. Des fois le jour, des fois la nuit, je m'y fourre pour guetter, et le premier qui s'approche de là, j'y colle un coup de fusil.

— Tu ne feras pas ça ?

— Avec ça que je ne le ferai pas ! Un gars qui me fourre un nœud coulant en plein mitan de mon chemin, pour m'étrangler ! Juge un peu ?

Bonnard n'a rien dit, mais, très peu désireux de recevoir du plomb au « bas du dos », il s'est bien promis de ne pas aller traîner du côté du collet. C'était d'ailleurs dans ce but unique qu'il avait ouvert cette fenêtre dans les grands arbres, afin de pouvoir surveiller son piège, sans aller rôder aux alentours. Car c'était lui, évidemment, qui, à force de voir les chamois défiler, une fois ou deux par mois, dans ce passage étranglé, avait tendu ce collet à grosse bête. Mais sitôt le garde parti, et le calme revenu aux alentours, il sort de sa sacoche une vieille jumelle oxydée et s'assure rapidement que rien n'a bougé « là-haut ».

Assis à l'ombre derrière un buisson, le garde, lui aussi, a exhibé une vieille Zeiss à prismes, souvenir de 1915 et du bois Le Prêtre. Mais ce n'est pas la montagne qu'il surveille : c'est son copain.

Bonnard, qui a une frousse épouvantable d'avoir des histoires, ne se risquera pas de sitôt sur le chemin des chamois, il attendra, le gredin, qu'un bouc ou une chèvre se soit étranglé, et s'en ira l'enlever la nuit, après avoir constaté le fait, à la jumelle. Ça, ce sera rudement embêtant, car lui, Brénod, se verra alors « dans la nécessité d'obligation de verbaliser ». Et, entre amis qui ont joué aux billes ensemble, à la sortie de l'école communale, ce sont des choses qui ne se font pas.

Mais les jours passent, et aucun cornu n'a jusqu'à présent voulu se faire étrangler, alors qu'il y a deux semaines ils passaient dans cette coulée avec la plus évidente bonne volonté. Bonnard s'arrache les cheveux en songeant que septembre approche et qu'il va en être réduit, comme les autres, à chasser correctement, légalement, avec fusil et permis, ce qui ne lui apportera qu'une joie très moyenne. Vaguement, il soupçonne quelque chose : hier, un bouc ayant longé la muraille, il a sauté sur ses jumelles. Arrivée au point critique, la bête n'a marqué aucune hésitation, mais a continué du même pas, comme si rien ne l'arrêtait.

« C'ré fou ! Je parierais que la boucle s'est déplacée. »

Mais de là à aller y voir, avec cet enragé de Brénod qui ne respecte ni Dieu ni diable, sous prétexte qu'il est assermenté, c'est trop risqué. Bonnard s'est simplement hissé à cent mètres du collet — distance prudente, où l'on ne peut rien lui reprocher — et a donné un coup de jumelle : la boucle est bien là, toujours en place, barrant l'étranglement entre l'arbre et le rocher. Et cependant il a vu, à terre, des pieds indiscutables, certains marqués depuis la pluie de l'avant-veille, se dirigeant vers le fameux collet ou en venant ...

Il faudra donc attendre l'ouverture.

Ce matin-là, Bonnard, qui, d'ordinaire, hésite quelque peu et se demande s'il fera la plaine ou le bois, n'a pas eu la moindre indécision ; il est monté tout droit vers les Roches. À mesure qu'il approchait, il se sentait devenir de plus en plus perplexe, car la boucle était là, bien ronde, en beau petit câble mince et inoxydable, solide à étrangler une vache.

Seulement, quand il a eu le nez dessus, Bonnard a senti son fond de culotte lui ramper d'effroi sur les talons. La boucle était bien comme il l'avait posée, mais proprement sectionnée en bas du cercle, comme par un coup de pince bien coupant. Le rond était demeuré fixé au sapin par des « cavaliers » proprement plantés, ces petits clous en fer à cheval, en cuivre rouge, qui assurent aux murs les fils électriques, mais les chamois, une fois la tête dans la boucle, n'avaient pas plus de mal à écarter les deux bouts rompus qu'à passer tranquillement à travers un buisson.

Mais, ce qui lui a fait dresser les cheveux sur la tête, c'est une pancarte grande comme la main, plantée par quatre clous au tronc du sapin, où Brénod, de sa belle écriture d'ancien sergent-major, avec des majuscules en ronde et de beaux traits tirés à la règle, avait écrit, visiblement à son adresse :

Passe pour cette fois, Jean,
Mais tu payeras le Vin blanc.

Et les chamois entendirent un galop dans le bois comme ils n'en avaient jamais entendu, suivi, venant d'un autre côté, du côté où un képi vert dansait au-dessus des hautes fougères, par un véritable tonnerre d'éclats de rire.

Pierre MÉLON.

Le Chasseur Français N°660 Février 1952 Page 67