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Le tir de chasse devant les chiens

La bécassine

Le mois dernier (1), nous avons prudemment dit quelques mots, en passant, et en effleurant le sujet, sur l'humeur de la bécassine.

Avant d'en fouiller un peu plus les détails, notons bien vite que cette humeur changeante tourne sa fantaisie, certains jours, jusqu'au plus intelligent esprit de conservation, dont, malheureusement pour elle, sa petite tête ne semble pas mesurer l'efficacité à sa juste valeur, puisque, le lendemain, sa prudence s'éparpille et retombe dans le vide comme les étoiles d'une fusée.

Sans que ses persécuteurs sachent pourquoi, ni elle non plus probablement, elle prouve sans crier gare aux pratiquants de la chasse (?) vent au dos que leur recette n'est, Dieu merci, pas infaillible !

Parfois, alors qu'on s'attend à ce que la première levée s'empresse de passer en travers pour retrouver le point d'appui du vent, elle le descend rapidement pour aller le reprendre beaucoup plus bas, hors de la portée la plus ambitieuse. Toutes les autres, à de très rares exceptions près, imiteront la première et prendront la même liberté envers une vieille habitude plus dangereuse pour elles que les lacets les mieux tendus.

Excellentes revanches que ces journées-là ! Elles rappellent à ceux qui l'oublient par principe, redisons-le une fois de plus, qu'on ne peut pas chasser vraiment la bécassine sans atteindre un assez haut degré dans le goût de la chasse. Et, comme toute inclination passionnelle pour quoi que ce soit est une plante vénéneuse qui s'arrose avec le mépris des entraves : il ne leur est point malaisé de conclure ! ...

Les sautes d'humeur de la bécassine, si propres à décontenancer les optimistes qui croient pénétrer ses secrets en deux ou trois rencontres, sont les meilleures clefs, à prendre dans sa poche, pour ouvrir la boîte à malice dans laquelle, on s'en aperçoit à l'usage, elle se plaît à les enfermer.

La couleur de ses caprices, quand on les connaît bien, vous permet de répondre, quand la chose est possible, par une manœuvre judicieusement appropriée, à la défense quasi provocante qu'il lui plaît de vous opposer.

L'art de chasser la bécassine consiste à connaître à peu près ses façons coutumières.

L'humeur du temps qu'il fait est la grande maîtresse de son comportement. Obéissance volontaire ou involontaire, peu importe ! Elle se manifeste avec une irrégularité dont l'expérience vous dévoile tôt ou tard la raison profonde, cachée par une allure fantasque, étayée probablement sur un fond de sagesse.

Son impulsivité peut aussi bien céder aux ordres de la dernière minute ou de la dernière heure que de directives reçues bien avant l'apparition du fait qui semble, en bonne logique humaine, l'avoir déterminée.

Elle est, par excellence, l'oiseau du jour, et pas du lendemain, ou si, par hasard, la nuit se passe sans qu'elle profite de son ombre pour entreprendre un nouveau voyage, elle est, dès le matin, sans métamorphose visible, tout à fait différente du personnage qu'elle était la veille au soir.

Bien entendu, nous n'envisageons pas le cas de bécassines arrivées à la tombée du jour, et transformées par la fatigue.

En réalité, il n'est pas d'observations plus ingrates que celles de ces humeurs volages. Il s'en trouve parmi elles d'absolument inexplicables, non pas tant en elles-mêmes que par la manière dont elles s'extériorisent ! Cependant, les sexes sont normalement répartis dans le royaume des bécassines, et les sujets du sexe masculin sont assez nombreux pour que les raisons de tous ces changements soient à considérer.

Le terrain qui reçoit les oiseaux exerce une influence certaine sur leur comportement habituel, dont le principe général est la sauvagerie ; mais cette influence ne dépend pas simplement d'un changement de région, comme il paraîtrait logique de le croire.

Si cette croyance était valable, comment expliquerait-on que les bécassines soient régulièrement plus farouches dans un marais que dans un autre éloigné, à vol d'oiseau, de 4 à 5 kilomètres environ, et de configuration très voisine ?

Cela signifie, en tout cas, qu'il est impossible d'acquérir les connaissances indispensables en chassant la bécassine toujours au même endroit.

Pourquoi, sur l'un de ces marais pas plus chassé que l'autre, sa vigilance se maintient-elle sans relâche ? Car on ne peut pas considérer comme une trêve conclue avec sa méfiance craintive les rares libertés qu'elle prend avec la prudence.

Pourquoi sa native horreur du bruit, qui prouve singulièrement en sa faveur, semble-t-elle décuplée, alors qu'ailleurs elle reste à son diapason habituel ? Personne ne le sait.

En général, et n'importe où, qu'il s'agisse d'oiseaux des passages d'automne ou de cantonnés du printemps, leur inquiétude demeure incessamment.

Rien ne vous donne une plus juste idée du caractère changeant dont la nature a marqué la bécassine, que d'observer fréquemment ces cantonnées du printemps. Moins les couples sont nombreux, plus les remarques sont aisées, et valables en même temps. Elles devraient l'être serait mieux dire, si le bon sens avait voix au chapitre ; mais, en réalité, on n'en retire aucune qu'on puisse classer dans un ordre quelconque, parmi les certitudes.

La tranquillité règne cependant chez ces couples qui ne sont encore que fiancés ! Rien n'y fait. Ils se conduisent à peu près chaque fois différemment devant l'intrus qui vient les déranger, sans qu'on puisse placer leur façon d'agir sous la dépendance du fait qui la provoque.

Le plus grand profit qu'on en tire est de bien vous ancrer dans la tête qu'avec les bécassines il faut s'attendre à tout, et qu'il est nécessaire de modeler son attitude sur leurs procédés du moment. L'expérience vous laisse regarder le fait accompli sans surprise ; quant à le prévoir sans défaillance, d'après certains indices, il n'y faut pas compter.

Tout cela n'est que verbiage, pensera-t-on, et ne se rapporte pas du tout aux moyens de faire parvenir son plomb jusqu'à la bécassine !

On aurait tort de le croire. Ces changements d'humeur particuliers aux bécassines, dont la connaissance ne paraît point dépasser la limite d'une curiosité d'ornithologiste, a bien plus d'importance qu'on ne l'imagine non seulement au point de vue de sa chasse, mais encore au point de vue de son tir.

Chaque variété d'humeur détermine une variété de départ qui correspond elle-même à une variété de tir. Ce sont des faits qu'aucune rêverie ne vient dénaturer, des faits qui vous plongent, sans le moindre égard, dans la brutalité du réel.

Ils semblent avoir été créés pour porter des coups mortels aux théories. Cependant la longévité de ces dernières est quasi éternelle parce qu'il est beaucoup plus facile de les avaler sans mâcher que de se donner la peine de les mettre à l'épreuve en les confrontant avec la pratique, même si la forme d'un plaisir veut bien les recouvrir.

Celle des fameux crochets, mélange d'épouvantail et de tentation, est attachée à l'immortalité comme un roc au sol de la montagne. Il est bon de l'y laisser moisir, et de ne pas lui prêter attention.

À chacun d'écouter sa personnalité et de la développer à sa guise, sans compagnie gênante. Donc à chacun la solitude qu'il est capable d'endurer ! ...

Faire face aux événements sans s'inquiéter des obstacles ; ne pas s'arrêter devant les difficultés au lieu de s'en créer, et ne se fier qu'à ses possibilités : telle est, en peu de mots, la doctrine du tir de chasse devant les chiens.

On la croirait faite pour la bécassine ! ...

Raymond DUEZ.

(1) Voir Le Chasseur Français de décembre et janvier.

Le Chasseur Français N°660 Février 1952 Page 68