a parfaite ordonnance des saisons, la floraison des
végétaux et leur prostration hivernale accompagnant les changements de la
température nous paraissent plus naturels que la migration des oiseaux qui s'y
rattache avec une égale régularité. Ce phénomène a toujours intrigué les
savants comme les profanes, et, de tout temps, on a cherché à découvrir ses
lois. De celles-ci, même aujourd'hui, nous ne connaissons pas grand'chose ;
nous constatons que telles circonstances provoquent plus souvent que d'autres certains
déplacements, mais la pratique est là pour démentir que ces observations soient
des lois rigoureuses. Nous savons bien que chaque année des oiseaux effectuent
tels voyages, on a bien constaté les circonstances les rendant favorables, et
leurs itinéraires ont même été tracés ; mais des motifs qui nous échappent
déjouent souvent nos prévisions. L'aire de dispersion des migrateurs est vaste,
ses routes et stations ne sont que probabilités, et la science est moins
capable de les prévoir avec exactitude que d'annoncer les changements de temps,
domaine encore plein d'incertitude. Pourtant, quand l'heure en a sonné,
d'innombrables cohortes ailées prennent le grand départ, et la migration
s'effectue avec la régularité des saisons.
C'est le propre instinctif de certains animaux, oiseaux,
poissons et même mammifères terrestres et marins, d'obéir à époques fixes à une
force irrésistible qui les fait émigrer du lieu qu'ils habitent dans des lieux
nouveaux. Cette nécessité est tellement impérative qu'elle se manifeste même en
l'absence du besoin de rechercher la nourriture ou la température convenant à
leur subsistance et leur reproduction. La preuve en est que des cailles et
maints autres oiseaux mis en captivité, auxquels sont assurés la nourriture et
la température idéales, manifestent au temps des passages une inquiétude et des
agitations que rien ne peut calmer. Ils s'élancent pour prendre leur essor
contre les parois de leur prison qu'il faut recouvrir d'un filet protecteur ;
la période critique passée, la prostration fait souvent place à cette
excitation ; plusieurs finissent par mourir.
Et cependant on ne peut concevoir d'autre cause à ce besoin
de changer de pays que la nécessité d'assurer la conservation tant des
individus que de l'espèce. Il se peut que des circonstances fortuites
dispensent, en tels lieux, tels migrateurs d'effectuer un très long et pénible
voyage pour rechercher ailleurs ce qu'ils trouvent encore chez eux ; ils
n'en prennent pas moins le départ. On ne saurait s'en étonner ; car ce
n'est là qu'un effet de l'instinct dont la Nature prévoyante a doté tous les
êtres vivants pour suppléer ou remplacer l'intelligence. La réflexion, propre
de celle-ci, permet aux êtres supérieurs de commander leurs actes et de pouvoir
n'effectuer que ceux qui leur sont nécessaires. L'instinct, qui ne met pas en
jeu la réflexion, est aveugle et impératif. L'instinct n'est pas une habitude ;
quand un jeune castor, élevé loin de ses parents et n'ayant rien appris, est
placé, isolé, dans une habitation conforme à ses besoins, il n'en construit pas
moins, quand il en a les matériaux, son originale cabane. Il faut plusieurs
générations passées en domesticité pour que s'amenuise l'instinct de gestes
désormais devenus inutiles.
L'instinct des migrateurs ne peut donc avoir d'autre sens
que d'assurer à certaines espèces la nourriture et le climat nécessaires à leur
subsistance et à leur reproduction, conditions qui, normalement, vont leur
faire défaut dans les contrées où elles se trouvent. Le gel des régions
septentrionales, la sécheresse des pays africains refoulent ainsi vers les
zones plus tempérées des espèces qui seraient condamnées à périr dans les
saisons trop rigoureuses. D'autre part, c'est un fait que les oiseaux non
sédentaires nichent aux points de leurs voyages où la température est la plus
basse ; les exceptions à ce principe sont le fait soit d'individus isolés,
soit de familles erratiques ou devenant peu à peu sédentaires.
Il faut, en effet, distinguer les espèces migratrices
des espèces erratiques. Tandis que les premières obéissent à un instinct
absolu, périodique et aveugle, devrait-il leur être fatal par suite de tempête
ou de disette en cours de route — ce que l'instinct ne peut évidemment
prévoir, — les espèces erratiques ne se déplacent que poussées par le
besoin de trouver ailleurs une nourriture venant à leur manquer
accidentellement ou une température momentanément plus clémente. Certains
individus de ces espèces paraissent même quelquefois ne voyager que par
fantaisie ; ils apparaissent, isolés ou en bandes, et ne se montrent plus
pendant de nombreuses années, sans qu'aucune circonstance particulière,
perceptible du moins à nos sens imparfaits, ait paru motiver leur voyage. Tel
est le Jaseur de Bohême, de sinistre réputation, que l'on ne voit chez nous
qu'au cours des années de malheur (1814, 1870, 1914, 1939 et 1940 !), si
l'on en croit certains observateurs sérieux et le célèbre ornithologiste
allemand Brehm, qui écrivait en 1860 que cet oiseau était l'avant-coureur de
guerres, famines, pestes et catastrophes effroyables. Les erratiques,
contrairement aux migrateurs, ne se déplacent donc que pour des raisons
accidentelles, peut-être aussi par fantaisie, mais seulement lorsque les
circonstances leur sont favorables ; ils ne bravent pas les tempêtes et
n'affrontent guère les mers ; ils changent moins de latitude que
d'habitat. Les migrateurs, eux, sont sous la dépendance d'une influence
périodique plus puissante que leurs besoins ; ces derniers se
trouveraient-ils accidentellement mieux satisfaits dans les contrées où ils se
trouvent que dans celles où ils vont aller, toutes les forces de leur nature
les contraindraient cependant à partir. Tout se passe donc comme si un instinct
prévoyant leur faisait éviter un danger qui peut n'être qu'éventuel. En fait,
il est souvent moins grand que le danger réel subi dans leur voyage par
certaines espèces : les cailles et maints oiseaux de faible résistance
périssent chaque année en mer, surpris par les tempêtes. Il est vrai,
toutefois, que, si les saisons sont normales, l'instinct donne raison à cette
obéissance aveugle. Il n'est donc pas douteux que la préservation des espèces
est le motif des migrations. Au printemps, les cailles arrivent dans les pays
tempérés, venant des rives de la mer Rouge et de régions plus au sud de
l'Afrique, certaines d'y trouver une nourriture abondante et une température
clémente, propice à leur procréation, tandis que la disette, la sécheresse et
la chaleur torride les extermineraient pendant l'été. Elles repartent en
automne pour retrouver, pendant l'hiver, des conditions semblables à celles que
leur offrent le printemps et l'été chez nous. Les palmipèdes, venant du nord,
succèdent à nos visiteurs d'été pour fuir les rigueurs de la glace ; au
retour du printemps, ils retournent vers leur patrie nordique, où les attendent
une température et une humidité sensiblement égales à celles des hivers
tempérés.
Si la venue ou le départ des oiseaux migrateurs coïncident
avec les changements de saisons, c'est donc qu'ils sont liés à ces derniers pour
les saisons que nous venons de dire. L'époque de l'automne et celle du
printemps annoncent ces mouvements, au même titre que ces derniers confirment
le calendrier ; mais cette liaison est naturelle, ainsi que nous l'avons
montré. L'apparition des grues, des oies et des canards dans le ciel gris des
jours d'automne ne peut donc être interprétée comme présage d'un hiver
rigoureux ; tout au plus, si elle est précoce, elle peut indiquer un hiver
plus hâtif dans les pays d'où viennent ces oiseaux. Quant à leur abondance ou
leur raréfaction, elles dépendent de circonstances accessoires, qui nous
échappent en général, quand il ne s'agit pas de mouvements locaux provoqués par
des circonstances locales, ou d'abandon momentané de veines de passages
classiques.
Tout autre est la signification de la venue ou du départ de
certains oiseaux erratiques. Bien que certains ne semblent obéir à aucun besoin
essentiel, apparemment du moins, en effectuant leur voyage, il est certain que
l'apparition de certaines espèces est le fait de perturbations dans les régions
qui sont leur habitat normal ; elles les fuient, et bien souvent ces
perturbations, qui les suivent, parviennent jusqu'à nous. De même leur départ
annonce, en général, un changement de temps. Ce n'est qu'au cours d'hivers très
rigoureux que le grand cygne nous visite. Quand, sur la mer, apparaissent
l'oiseau des tempêtes ou certaines espèces de mouettes, le marin se trouve
averti que le mauvais temps le menace.
Comment, tant chez les migrateurs que chez les erratiques,
peuvent être perçus, mieux que par nos instruments de précision et bien plus à
l'avance, ces avertissements qui les incitent à partir ? Peut-être un jour
connaîtra-t-on le sens de cette prévision. Voici l'explication qu'en donnait,
il y a plus de cent ans, M. de Serres, professeur de sciences à la Faculté
de Montpellier (1845) et auteur d'études très intéressantes sur la migration
des divers animaux : « Les oiseaux, comme les vertébrés les plus
élevés dans la série animale, ne sont jamais en équilibre, sous le rapport de
leur température, avec l'air ambiant ; aussi, plus ils en reçoivent dans
leurs poumons, dans leurs os, dans leurs plumes, enfin dans toutes les parties
de leur corps, et plus ils doivent en être affectés. Ils le sont surtout
lorsque ce fluide se trouve très au-dessous de leur propre chaleur, comme cela
arrive lors des diverses variations atmosphériques. »
Ce même auteur affirme, d'autre part, lui aussi, que
certains oiseaux voyageurs possèdent un sens mystérieux qui les fait présager
jusqu'à un certain point les grandes épidémies et même les perturbations des
phénomènes atmosphériques et de certains faits physiques ; il en
aurait été ainsi avant les désastres arrivés à la Guadeloupe, cyclones et
tremblements de terre. Peut-on y voir une corrélation avec ce que l'on a noté
au sujet du Jaseur de Bohême ? Certes, soyons prudents avant de tirer
conclusion d'observations qui, peut-être, ne sont que des coïncidences ;
mais les savants ne nous ont pas encore dit le mécanisme merveilleux des actes
de certains animaux ; en faire l'analyse est loin d'en faire la synthèse.
Pour terminer, citons du même auteur ce fait déconcertant
qui complique à souhait le problème : la mouette tridactyle, qui habite
les pays froids, se répand en hiver vers l'intérieur de certaines régions
nordiques, très rarement vers les contrées méridionales ; or, en l'année
1840, de grandes bandes de mouettes tridactyles sont arrivées dans le Midi par
un hiver remarquablement doux. Quoique les étangs y fussent nombreux et
abondamment pourvus de poissons, ces oiseaux se laissèrent mourir de faim ;
l'examen des cadavres ne permit pas de doute au sujet de la cause de leur mort
au milieu de la nourriture abondante qui les entourait. Qu'étaient donc venu
chercher ces oiseaux au terme d'un si long voyage, puisqu'ils y avaient trouvé
douceur de la température et nourriture, et qu'ils se sont laissés mourir, en
somme, volontairement ? Leur espèce était-elle trop prolifique et faut-il
supposer, avec l'auteur de ce récit, que « la merveilleuse police de la
Nature qui maintient dans une harmonie parfaite le nombre et les proportions
des différentes espèces » les avait condamnés ? Mais resterait alors
à expliquer, non pas l'acceptation de ce suicide collectif, si l'on admet qu'il
ne put être raisonné, mais la genèse d'un instinct spontané, imposé (mais par
qui, ou par quoi ?) à une tribu d'une espèce dans l'intérêt supérieur de
celle-ci. C'est sans doute aller bien trop loin pour chercher le motif d'un
geste inexplicable.
Quoi qu'il en soit, des siècles passeront encore avant que
l'homme ait communié, dans le secret de leur raison, avec ceux qu'il nomme,
orgueilleusement, les « êtres inférieurs » !
GARRIGOU.
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