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Souvenir du Cap Horn

L'albatros

Si le tigre est considéré par certains auteurs comme le roi de la jungle, l'albatros peut avoir droit au titre de roi des mers du Sud, chacun d'eux exerçant ses fonctions royales de façon différente. En effet, lorsque le tigre a faim il tue tout ce qui tombe à portée de ses griffes pour satisfaire son appétit ; c'est la loi de la jungle. Celle du grand large présente une variante : l'oiseau de mer, quelles que soient sa taille et sa force, respecte les autres oiseaux de mer.

Un albatros pourrait se repaître à longueur de journée de sujets plus faibles que lui : malamoks, cordonniers, dadins, damiers, et même des petits satanites ; le combat serait inégal et il en sortirait toujours vainqueur. Il y a cependant une exception : tout oiseau de mer malade ou blessé est dévoré immédiatement. Il n'y a que les sujets valides qui ont le droit de sillonner les mers en toute sécurité.

L'albatros est un gros palmipède de la taille d'une oie domestique de fortes dimensions. Sa charpente est massive et donne une impression de force jointe à une grande élégance lorsqu'il plane en l'air. L'envergure de ses ailes atteint trois mètres, il ne les bouge pas en vol ; seules les petites plumes des extrémités, animées d'un léger mouvement de haut en bas et de bas en haut, suffisent pour le faire avancer vent arrière, vent de travers ou vent debout, à une vitesse considérable et sans le moindre effort.

Le fief des albatros est très étendu et comprend la bande de mer s'étendant du massif polaire austral jusqu'à environ la latitude du cap de Bonne-Espérance et ceci tout autour du globe terrestre, en passant par l'Australie et le cap Horn. Les espèces semblent varier un peu avec les longitudes ; dans cette causerie, je ne parlerai que de celles que l'on rencontre au cap Horn.

La plus commune est l'albatros gris, dont le plumage ressemble à celui des oies grises d'Europe ; il a la même taille et les mêmes mœurs que son collègue « l'Amiral », qui est beaucoup plus rare. L'amiral a le plumage blanc ; trois petites taches noires, disposées en triangle à la naissance des ailes, lui ont donné son nom à cause de la ressemblance de ces taches avec les trois étoiles des vice-amiraux. Le reste des ailes est moucheté de gris bleu ou de noir.

Tous les albatros sont migrateurs et passent leur vie au large ; ils ne vont à terre que pour pondre et élever leur petit, car la femelle ne pond qu'un seul œuf, très gros et ayant les deux extrémités de forme oblongue et de même calibre. Ces œufs sont comestibles. L'accouplement se fait à la fin de septembre, début de l'été austral.

Un navire se rendant d'Europe dans les mers du Sud rencontre les albatros par le travers du Rio de la Plata, et ceux-ci ne le quittent qu'à la hauteur de l'île Chiloé, dans le Pacifique, ces deux points géographiques étant la limite des beaux temps et de la chaleur en direction nord, et des tempêtes et du froid vers le sud. Or les albatros n'aiment pas la chaleur à cause de leur plumage très épais, ni les calmes qui les empêchent de voler. Ils doivent, dans ce cas, rester posés sur l'eau en attendant qu'une légère brise leur permette de reprendre l'air.

Chaque navire, montant ou descendant, était escorté de plusieurs albatros ; ceux-ci tournaient inlassablement, jour et nuit, autour de lui, généralement à la hauteur des huniers. Ils ne dormaient pas, ne prenaient aucun repos. De temps en temps ils amérissaient pour saisir un mollusque ou un débris de cétacé en putréfaction, et après les heures de repas pour se repaître des détritus jetés par-dessus bord. Leurs petits yeux noirs voyaient tout et ne laissaient rien passer ; un simple haricot jeté à l'eau pendant qu'ils se dirigeaient sur l'avant était happé lorsqu'ils revenaient vers l'arrière au cours de leur ronde sans fin. Malheur à l'homme qui perdait pied sur un marchepied de vergue et tombait à la mer un jour de tempête ; il était dévoré immédiatement ; les albatros amérissaient près de lui et commençaient par lui crever les yeux, puis à grands coups de leurs longs becs, tranchants comme des rasoirs, lui déchiquetaient rapidement la figure, sachant que le corps n'aurait pas flotté longtemps.

Aussi les matelots ne les aimaient pas et les jours d'ouragan, quand tout travail était impossible et quand le second le permettait, la chasse commençait. L'albatros a un bec long d'une dizaine de centimètres et terminé par une pointe tournée vers le bas ; c'est cette pointe qui était la cause de sa capture.

L'appareil de chasse se composait d'une forte ligne à l'extrémité de laquelle on amarrait solidement un flotteur de forme ellipsoïdale en tige, entouré sur son pourtour de plusieurs doubles de fil d'acier sur lesquels venait se fixer un triangle isocèle découpé dans une feuille de cuivre et dont la pointe la plus aiguë était tournée vers l'extérieur ; l'intérieur du triangle était évidé et sur les deux côtés formant la pointe on cousait des bardes de lard, en dessus et en dessous, pour former appât.

Aussitôt l'appareil à l'eau, les albatros se précipitaient. Il était inutile de fignoler, de chercher à masquer le piège, leur gloutonnerie ne laissait aucune place à la moindre idée de sécurité ; l'un d'eux engageait la pointe de son bec formant croc dans l'extrémité aiguë du triangle et il était pris, car, au lieu de donner un coup d'aile qui lui aurait dégagé le bec automatiquement, il ne cherchait qu'à opposer toute sa résistance à la traction de la ligne — et Dieu sait si un bestiau de ce genre a de la résistance quand il commence à comprendre que les haricots sont cuits pour lui. Il était amené ainsi jusqu'au couronnement de la dunette, saisi par le cou, pour éviter sa morsure, et pendu par le bec à la pantoire de l'écoute de brigantine, sous le gui.

La chasse terminée, il fallait disposer du gibier.

Au point de vue culinaire, ces oiseaux n'étaient pas bien fameux ; il fallait vraiment être au cap Horn pour en manger. La première opération était de les écorcher, comme des lapins, pour enlever l'épaisse couche de graisse se trouvant entre chair et peau ; graisse qui avait goût de poisson. Ensuite, on découpait les deux plastrons et les deux cuisses, qui devaient macérer dans du vinaigre additionné d'ail, d'oignons, de poivre, de thym, de laurier et de clous de girofle pendant au moins huit jours ; après quoi le cuisinier confectionnait un « salmis », relevé au poivre de Cayenne, au safran et à la noix de muscade pour chasser les derniers relents de « sauvagine » qui auraient pu résister au traitement barbare indiqué plus haut ; mais, malgré toute sa bonne volonté, il y parvenait bien rarement. Le reste de la carcasse était jeté à la mer.

L'albatros fournissait en outre beaucoup de « souvenirs » des mers du Sud.

Les plumes de soie, appelées ainsi à cause de leur douceur et de leur légèreté, avaient l'aspect de la soie moirée, les unes d'une blancheur nacrée, les autres blanches avec l'extrémité élégamment mouchetée de gris. Elles étaient conservées précieusement entre les feuilles d'un livre et servaient d'ornement aux coiffures des femmes de capitaines de cap-horniers, de celles qui avaient abandonné la coiffe « pour faire chapeau », comme les Parisiennes visitant les plages l'été. Il y avait environ vingt plumes de soie sous chaque aile.

Les becs, couleur ivoire, longs de plus de dix centimètres, servaient de poignées à des cannes dont le corps était une épine dorsale de jeune requin. La jonction des deux parties était recouverte par une douille en or portant les initiales du propriétaire.

Les pattes, très larges, servaient à confectionner des blagues à tabac inusables, remplaçant les vessies de porcs et ayant toute la souplesse de ces dernières. Elles faisaient cependant le désespoir des ménagères, car, si l'on oubliait de limer les griffes, celles-ci avaient tôt fait de réduire en charpie les poches des vestons. Les pattes des albatros capturées en fin d'été ne valaient rien, car elles s'étaient déchirées, sur les rochers de granit aux arêtes aiguës, pendant le séjour des oiseaux à terre, au moment de la ponte.

Les grands os des ailes étaient recherchés par les fumeurs de pipes qui les utilisaient comme tuyaux. Ils avaient l'avantage de passer de la couleur ivoire par tous les rouges et les bruns avant d'atteindre le noir d'ébène, stade final du culottage réussi.

Max-P. ROBIN,

Capitaine au long cours.

Le Chasseur Français N°660 Février 1952 Page 77