Ce n'est pas sans amertume que je feuillette parfois mon
carnet de pêche. Parmi ces pages d'observations et de commentaires, illustrées
de photos prises au cours d'expéditions, je retrouve les enthousiasmes et les
satisfactions d'autrefois, qui, hélas ! ont fait place aujourd'hui aux
déceptions et aux rancœurs.
Elles sont loin, déjà, ces belles captures dont j'évalue
avec mélancolie le nombre et le poids, ces bagarres incroyables, où le
multiplicateur était mis à rude épreuve ; elles sont restées vivaces à travers
les années écoulées.
Et c'est avec mélancolie qu'il faut admettre qu'elles ne se
renouvelleront plus.
Bientôt, brochets et truites deviendront de rarissimes
espèces dans les eaux du domaine public, et les heureux confrères qui pourront
montrer quelques spécimens survivants feront figure de spécialistes
extraordinaires.
Pour les truites, des sociétés ayant à leur tête des gens
intelligents et prévoyants réussiront, peut-être, à reculer l'heure de la
disparition totale ; mais pour les brochets, une indifférence
incompréhensible jointe à un entêtement d'autant plus tenace que l'ignorance en
est la principale cause fait qu'il faut s'attendre au pire.
Et pourquoi ? Parce qu'on a dit — et qui l'a dit,
sinon des soi-disant pêcheurs qui ignoraient absolument tout de sa vie — que
le brochet devait être l'ennemi numéro 1, le pirate à éliminer sans pitié,
le requin qui dévastait tout, etc.
Ne lui a-t-on pas fait dévorer son poids de poissons par
jour ?
Qui l'a marqué ainsi, si ce ne sont des ichtyologistes en
chambre et des pêcheurs d'arêtes ; ces derniers, dans l'impossibilité
probable de capturer un brochet, préfèrent attendre qu'un immonde hotu ou un
barbeau fouilleur avale leur pelote d'asticots.
J'ai toujours élevé de véhémentes protestations contre un réquisitoire
aussi stupide et tendancieux, ne reposant sur aucune vérité contrôlée.
Tous les pêcheurs sportifs — et ils sont de plus en
plus nombreux — se doivent de relever le gant et d'insister auprès de
leurs organisations respectives pour que le repeuplement en brochets s'admette
et se concrétise.
Dans toutes les rivières importantes, il y avait autrefois
beaucoup de brochets, ce qui n'empêchait pas la fritaille de prospérer. Donc,
celui-ci ne doit plus être mis en cause, en tant que dévastateur de nos rivières.
Je connais un étang public, parce que communal, dans lequel
carpes et tanches pullulaient. Nous y lâchâmes — sans tam-tam — quelques
dizaines de « manches de couteau ».
L'année suivante, il y eut quelques dégâts parmi les
montures où s'accrochaient les anciennes occupantes de l'étang :
récriminations, malédictions contre de pareils criminels qui avaient bousculé
de si paisibles poissons.
Aujourd'hui, on y prend encore de belles carpes, des tanches
bien dodues, mais aussi des brochets de toutes tailles qui ont, ma foi, fort
bien cohabité avec les premiers occupants.
À en juger par le nombre de pêcheurs à fond qui sont devenus
pêcheurs sportifs, il faut conclure que chacun y a trouvé son compte ;
tout est donc pour le mieux.
Pourquoi ne pas généraliser cette opération dans toutes les
rivières importantes ?
Actuellement, on peut lancer à longueur de journée toute la
quincaillerie possible, même les leurres les plus réputés, dans nos eaux
publiques, sans voir un seul vorace venir batifoler autour. Il nous faut
cependant essayer quand même d'en accrocher un : l'espoir fait vivre.
De nouveaux leurres sont créés chaque jour, on les espère
irrésistibles. Voyons à améliorer leurres et méthodes en attendant mieux.
La plupart du temps, le brochet dédaigne une proie
artificielle qui passe devant lui en marche régulière. Il doit voir là un
poisson bien portant qui lui filera devant le nez dès la moindre velléité
d'agression.
C'est un paresseux, maître Esox, préférant sauter sur un
poisson blessé, malade ou déficient : d'où attraction plus certaine d'un
leurre à progression heurtée, incertaine ou déséquilibrée.
Modifions donc dans ce sens nos cuillers et nos poissons
morts. Nous y arriverons de plusieurs manières.
D'abord, en alourdissant le leurre près de la tête, ce qui
le fera piquer du nez pendant les relâchers et remonter lors de la récupération ;
il suivra ainsi un profil de montagnes russes fort attractif ; voilà pour
la progression dans le plan vertical.
Des coups de manivelle heurtés, tantôt très vifs, tantôt
lents, donneront une suite de petits élans, rappelant assez bien le petit
poisson luttant pour fuir, puis se reposant et ainsi de suite.
Si ces mouvements horizontaux sont accompagnés de brusques
déplacements de la canne, nous obtiendrons déjà une nage anormale, saccadée,
très attirante.
Tous ces mouvements peuvent paraître fastidieux au pêcheur
aimant ses aises et qui préfère tourner tout doucettement sa manivelle.
À ceux-là, je dirai : Adaptez en tête de votre leurre — et
sur le plomb, le cas échéant — un disque de métal ou de cellulo de
préférence, placé obliquement sur le plomb taillé en forme. Il doit pouvoir
être plaqué absolument sur ce plan oblique. Il est aisé de concevoir que la
progression ne pourra plus être régulière et qu'il en résultera des échappées
brusques à droite et à gauche.
Pour plus de simplicité, mais aussi avec moins de mouvements
latéraux, il suffit de placer ce disque, au trou axial assez large, sur une
bille en tête du leurre. La liberté qu'il aura lui permettra de basculer tantôt
d'un côté, tantôt de l'autre, en communiquant cette oscillation au leurre qui
lui fera suite.
Je crois que ces mouvements bizarres doivent inciter le
brochet à considérer l'ensemble comme une victime éventuelle, peu apte à fuir
l'attaque.
Il n'en faut souvent pas davantage pour exciter l'agresseur.
En tout cas, c'est un moyen pour essayer de capturer un des
rares brochets qui hantent encore les eaux ruinées du domaine public.
Quant à moi, j'essaie toujours du nouveau et, quand cela ne
rend pas, je ressasse, à la maison, les vieux souvenirs, réminiscences d'un
heureux passé qui ne reviendra plus.
Marcel LAPOURRÉ,
Délégué du Fishing-Club de France.
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