Les premiers feuillets du calendrier des courses sur
route vont tomber bientôt un à un. Le rythme s'en accentuera en mars pour
devenir frénétique jusqu'en Juin. À ce moment, c'est à pleines poignées que
l'arrachage se poursuivra. Les grandes classiques, les tours étrangers, les
tours régionaux se succéderont s'ils ne s'entrechoquent. Alors l'immense Tour
de France accaparera la vedette exclusive. On ne parlera plus que de lui et de
ses ex-forçats, aristos modernes ou divinités.
Le Championnat de France s'ensuivra, étayé de quelques « grandes »
que l'arrière-été n'effraiera point et qui auront participé avec bonheur à
l'équilibre recherché.
Tournées de vélodromes, kermesses, circuits, critériums,
selon un thème itinérant admirablement conçu par certains, apporteront aux
comptes en banque des cracks, servis par la chance, l'appoint financier
correspondant à leurs efforts.
Durant un temps, les foules demanderont plus à voir se
produire des noms qu'à assister à des courses farouchement disputées.
L'épreuve mondiale conduira alors à Luxembourg ceux des
nôtres qui auront accepté la mission délicate d'effacer l'échec français de
Varèse.
Avec Paris-Tours, l'imposante parade de 1952 sera déclarée
close — en France — comme s'ouvrira le Salon de Paris, cependant que
quelques soubresauts internationaux (dont le Tour de Lombardie est à la fois le
sommet et le dernier acte) rendront les pur sang au repos hivernal constitué,
pour certains, par des américaines, des omniums, des Six Jours dans la fumée ...
et pour d'autres, moins recherchés, par de divertissants travaux de bûcherons ...
En novembre dernier, je suis allé m'associer, à Zurich, à un
aréopage international destiné à synchroniser la répartition des quelque deux
cents grandes courses de professionnels réclamées par les principaux pays
cyclistes, parmi des centaines d'autres, s'ajoutant elles-mêmes (uniquement
pour la France) aux dix ou quinze mille compétitions de tous grades qui
peuplent la Guyenne, la Bretagne, la Normandie, jusques et y compris la
Principauté de Monaco.
On n'imagine pas ce que l'art de pratiquer la bicyclette
exige de paperasses, de discours, de protocoles, de conventions et de parlottes
préalables.
J'ai cru longtemps — même lorsque je courais comme
amateur ou indépendant — qu'il suffisait de monter en selle pour faire du
vélo. J'ignorais à quels travaux pouvaient se livrer, pour moi et autour de
moi, mes dirigeants de club et encore plus mes dirigeants fédéraux, dont je
n'aurais jamais songé à partager le sort. Je ne discernais point, non plus, le
mérite d'organisateurs, aussi petits soient-ils, ni même leur existence,
croyant que la course était une chose aussi naturelle que le boire, le manger
et le dormir.
En plus de vingt années qui m'ont conduit à disséquer,
jusqu'aux tréfonds, l'armature du cyclisme international, j'ai appris beaucoup.
Sans cet immense écheveau qu'on appelle un état-major, le
cycliste nanti des meilleures intentions n'arriverait pas à courir,
l'organisateur à faire un départ, le club à exister.
La plume du journaliste sportif en serait, pour autant,
tarie.
Tout se tient donc.
L'industrie elle-même, cette grande industrie française si
goûtée à l'étranger, n'est pas hors du circuit ! Bien au contraire. Pour
elle, la course est le banc d'essai dont bénéficie l'usager aux mille aspects.
Il y a plus de dix millions de cyclistes sur quarante
millions de Français, soit, en gros, un vélo sur quatre habitants.
Ce n'est point assez.
Serions-nous si peu à savoir que l'être humain n'a plus
aucune raison de marcher, mais de rouler, tant on s'est appliqué à durcir la
surface du sol ?
La course Paris-Strasbourg à la marche est une hérésie,
effectuée autrement que par champs et bois.
Par contre, le chasseur est dans le vrai, comme le cyclo-crossman
qui roule sur la route et court à pied dans les labours ...
Le débat autour du prix de l'essence, l'accroissement des
charges automobiles, les menaces de restrictions apportées à l'usager, la
nécessité, enfin, d'avoir devant soi d'assez sérieuses disponibilités pour
acquérir, entretenir et faire rouler une auto sont autant de raisons qui
devraient renforcer la position du vélo dans le concert des engins de
locomotion sous prétexte de sport, de plaisir, de travail, de santé.
D'autant que c'est lui qui est le plus silencieux et le
moins encombrant.
Encourageons donc la course cycliste, protégeons-la, même
contre ses excès, elle qui, pour s'exprimer, a besoin d'être suivie par une
caravane automobile dont les éléments s'infiltrent dangereusement au sein des
pelotons lorsqu'un coureur crève, a faim, a soif, ou est à court de tactique,
de force et de moral ...
Elle est plus pure que le cyclotourisme comme il est
présentement organisé, c'est-à-dire axé, surtout, sur le temps, la vitesse
(très relative) et d'aléatoires classements.
À ces deux pôles du cyclisme, on trouve des coureurs
cyclistes qui se promènent à quarante de moyenne horaire, cependant que des
cyclotouristes (qui veulent les imiter) se crèvent à vingt-cinq ...
Quelle force viendra mettre de l'ordre dans cela ?
Aucune ...
Encore que nous savons que la bicyclette à moteur alignera
les valeurs chez les cyclos, cependant qu'en matière de compétition les
meilleurs auteurs commencent à trouver redoutables les suiveurs. On parle
sérieusement d'épurer les courses sur route au bénéfice d'une sécurité
collective, celle des coureurs et des spectateurs, au bénéfice du sport aussi,
tant il est vrai que le coureur — fût-il champion — ne « sait »
même plus changer un boyau ...
Kubler n'a-t-il pas perdu le Challenge Desgrange-Colombo
(qu'il avait largement gagné) sur une crevaison qu'il ne put réparer dans le
Tour de Lombardie ?
Si l'on songe que cet enfant du Tessin ignorait tout d'un
règlement proscrivant le changement de roue ... qu'en conséquence il
partit sans boyau de rechange et qu'ayant crevé dans le Ghisallo il n'eut qu'un
recours : jurer, prendre la proche Madone à témoin, lever sa roue morte
tenue par une main incapable de porter remède à un malheur très courant,
attendre en vain sa voiture ( !) ... et finalement troquer, en fraude,
sa roue au bout d'un long moment durant lequel il aurait pu, cent fois, changer
de boyau ...
Les courses de demi-fond, qui sont moins des courses de
cyclistes que des bousculades d'entraîneurs (souvent âgés et propriétaires de
plusieurs motos utilisées simultanément), ont manqué, récemment, de se voir
renvoyées par la Fédération aux services de la police ... À la suite de
quoi on choisit l'ex-stayer Georges Paillard comme arbitre unique de ces
curieuses exhibitions en se demandant comment cet homme exclusif pourra juger
ses pairs lorsqu'ils courront à la fois à Paris, Toulouse, Lyon, Bordeaux ou
Reims ?
Cyclisme, tu nous tiens ! Tu es le plus beau des sports
par ta complexité autant que par ta nécessité. Mais quel diable es-tu !
Kubler, Koblet, Bobet, Barbotin, Coppi, Bartali, Magni, Van Steenbergen,
vous avez la parole ... avec d'autres !
René CHESAL.
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