Dans un précédent article (n°658 de décembre 1951),
nous avons présenté le pin maritime, sa culture et sa production ligneuse.
C'est l'importante question du gemmage que nous verrons aujourd'hui.
Hippolyte Taine, parcourant la forêt landaise, n'y vit que des
« bois de pins silencieux et tristes ». Ce grand voyageur n'a pas dû
consacrer à cette attachante forêt le temps nécessaire pour bien la comprendre.
Le charme de la forêt landaise tient à son aspect tout d'abord, mais aussi à
son ambiance, faite des multiples activités des hommes : bûcherons,
résiniers, voituriers, forestiers, bergers, chasseurs. Malgré son uniformité
apparente, la forêt de pin n'est pas triste. Sous le couvert léger des arbres,
vit un abondant sous-bois de chênes verts, d'arbousiers avec, ça et là, des
touffes de garou et de genêts, des tapis de cistes et, souvent, de vastes
étendues où s'étalent les palmes horizontales des grandes fougères. Une
puissante odeur aromatique règne et l'on entend le bruissement continu du vent
dans les cimes, semblable au bruit lointain des vagues. De nombreuses pistes,
au sol souple et élastique, sillonnent la forêt, parcourues par les ouvriers
forestiers. Suivons l'un d'eux, au cours de son travail, le « résinier »
qui récolte la gemme des pins.
En février, il a apporté, au pied des arbres à gemmer, un
petit pot en terre, vernissé intérieurement, appelé pot « Hughes »,
du nom de son inventeur. Puis, au moyen d'une sorte de hache dite « hache
d'espourga », il a gratté l'écorce du pin sur une surface un peu plus
grande que celle de la future care, enlevant le liège superficiel où
s'incrustent souvent de petits cailloux. Puis mars est venu, les premiers
chauds rayons du soleil méridional réveillent les pins, la résine se fluidifie
dans les canaux résinifères du bois. Le moment est venu d'ouvrir la care.
Le résinier prend son hapschot, qui est constitué d'une sorte de fer en
forme d'index replié et tranchant comme un rasoir. Ce fer est fixé sur un
manche d'un mètre de longueur environ. Notre résinier est arrivé devant un pin
de place qui n'a encore jamais été gemmé. La care sera ouverte sur la poitrine
de l'arbre qui est la face est, souvent convexe, à cause de la constance des
vents maritimes de l'ouest qui courbent les fûts. La care de première année est
pratiquée à partir de la base de l'arbre. La première entaille, faite en mars,
a une surface sensiblement égale à la paume de la main. Pour la faire,
l'ouvrier enlève avec son hapschot les derniers lambeaux de l'écorce qui restent
encore et aussi des copeaux de bois, entamant celui-ci sur une profondeur d'un
centimètre environ. À la base de la petite surface de bois ainsi mise à nu, il
place un crampon de zinc en forme de V sous lequel il met un pot Hughes
reposant sur le sol. Que va-t-il se passer ? Sous l'influence de la
blessure, l'arbre réagit en sécrétant une quantité accrue de résine, en
particulier dans la zone de bois vivant située juste au-dessus de la care.
Cette résine ne tarde pas à apparaître sous forme de gouttelettes brillantes,
qui suintent à la surface du bois et coulent en larmes sinueuses jusqu'au pot
de résine. Mais la gemme ne reste pas toujours fluide et transparente. Sous
l'influence de l'oxygène de l'air, elle blanchit et sèche. Au bout d'une
huitaine de jours, la care est recouverte d'une croûte blanchâtre de gemme
oxydée. L'écoulement s'est arrêté et, dans le pot, on aperçoit une sorte
de miel blanchâtre au-dessus duquel se trouve une petite couche d'eau ambrée où
nagent des débris d'aiguilles et des insectes morts.
Pour provoquer un nouvel écoulement de gemme, le résinier
revient alors avec son hapschot et agrandit vers le haut la care originelle.
Cela s'appelle faire une pique. Au cours de la saison du gemmage, de
mars à octobre, l'ouvrier fait trente à quarante piques, et la care atteint alors
une hauteur de 60 centimètres sur 9 centimètres de largeur.
Peu à peu, le pot s'emplit. Cela dépend de la saison
(l'écoulement de résine est plus abondant quand il fait chaud), du lieu où
croissent les pins (la production est plus forte en Gascogne qu'en Vendée, elle
varie aussi avec les stations : l'exposition, le vent, le nature du sol,
etc., influent). La quantité de gemme produite dépend aussi des individus (il y
a des pins meilleurs gemmeurs que d'autres) et même de l'emplacement des cares
(faces de l'arbre, hauteur au-dessus du sol), et évidemment aussi de la surface
et de la profondeur de celles-ci.
On vide les pots cinq à sept fois au cours de la saison.
Cela s'appelle faire l'ammasse, travail généralement effectué par les
femmes qui parcourent la forêt vidant les pots de gemme dans les boîtes en bois
munies d'anses, qu'on appelle scouartes. Elles vident ensuite les scouartes
dans des barriques en bois ou en acier inoxydable, légèrement enterrées dans le
sol des coupes et recouvertes de fougères pour protéger la gemme contre la
chaleur et l'évaporation. C'est là que les bros, attelages landais
classiques que l'image a popularisés, viennent les chercher pour les conduire à
l'usine de distillation.
L'année suivante, le résinier déplace le crampon de zinc et
vient le fixer en haut de la care de première année. Sous le crampon, il place
le pot, tenu par un clou à sa base. Pendant la nouvelle saison de gemmage, il
élève la care, de pique en pique, de 65 centimètres. Elle atteint donc alors 1m,25.
La troisième année, elle s'élève de 85 centimètres, atteignant 2m,10,
et, la quatrième année, de 90 centimètres, atteignant 3 mètres. Sur une care,
on regardera l'empreinte des crampons et on mesurera la hauteur pour savoir son
âge. Pour faire les cares de quatrième année, on dispose d'outils à longs
manches analogues à ceux qui ont été décrits ci-dessus.
En fin de saison, on récolte la gemme oxydée qui recouvre
les cares, en grattant celles-ci au moyen d'une sorte de petite binette. Cette
gemme oxydée, appelée barras, est envoyée, elle aussi, aux usines de
distillation.
Avant 1939, la forêt de pin maritime couvrait 1.200.000
hectares et produisait plus d'un million d'hectolitres de gemme, dont on tirait
18.000 tonnes d'essence de térébenthine et 62.000 tonnes de brais et
colophanes.
Nous n'étudierons pas, dans le présent article, l'industrie
de la gemme, mais nous voulons, pour terminer, montrer les relations qui
existent entre le gemmage et l'aménagement des forêts de pins.
On sait qu'il existe, en gros, deux procédés de gemmage :
1° Le gemmage dit « à vie » qui s'applique
aux pins de place : arbres ayant atteint 105 centimètres de circonférence
et devant constituer le peuplement d'avenir. Ces pins sont gemmés à une seule
care, qui se fait en trois ou quatre années. Après cela, on laisse en général
reposer l'arbre pendant un an, puis on fait une seconde care sur la face
opposée de l'arbre et ainsi de suite. Les peuplements à pins de place seront
donc éclaircis à la rotation de quatre ou cinq ans.
2° Le gemmage « à mort » s'applique aux
arbres destinés à être abattus, en particulier les arbres des peuplements
adultes dont on entreprend la régénération, mais aussi les arbres à abattre
dans les éclaircies. Ce gemmage se pratique à plusieurs cares à la fois,
suivant la circonférence de l'arbre. Les arbres sont gemmés à mort pendant
quatre ans, puis abattus.
Le gemmage est, en général, pratiqué en métayage, les
résiniers vivant soit isolés dans les métairies, soit groupés dans les
villages. Dans diverses régions des Landes de Gascogne, en particulier dans le
très pittoresque Marensin, existent un peu partout des métairies qui
comportent 6 à 8 hectares de cultures (pommes de terre, céréales, seigle, maïs
ou millet, vigne et légumes pour la consommation familiale, fourrages et
plantes alimentaires pour les animaux), un hectare de pré pour nourrir quatre
vaches, et aussi, mais de plus en plus rarement, un troupeau de moutons qu'on
mène paître sous les pins. Enfin, le métayer a quatre à six mille cares à
gemmer chaque année, soit réparties sur un secteur de forêt attaché à la
métairie, soit dispersées sur l'ensemble du domaine. Les céréales sont
partagées : en général, un tiers pour le propriétaire et deux tiers pour
le métayer. Il existe aussi des conventions pour le partage des animaux. La
gemme est prise en charge par l'Union corporative des résineux (U. C. R.),
qui, en 1951, versait, par litre, 18 francs au propriétaire de la forêt et 22
francs au résinier. Une métairie type Marensin comporte généralement, outre le
métayer et sa femme, les vieux parents de l'un des époux et les enfants, chacun
d'eux s'occupant selon ses compétences. Le gemmage, en particulier, est fait
par le chef de famille.
Cette formule des métairies dispersées au milieu des forêts
de pins et isolées paraît désuète, à l'heure actuelle. Peu de jeunes résistent
à ce manque de confort, à cet éloignement des villages, à cette vie confinée.
D'autres essais d'organisation ont été faits qui groupent, au village même,
tous ceux qui travaillent en forêt ou qui utilisent le bois. Nous pouvons citer
de tels centres particulièrement vivants et sympathiques où forestiers,
bûcherons, ouvriers des scieries et des usines de distillation de gemme forment
presque une sorte de communauté avec son église, sa salle des fêtes, son fronton
de pelote basque, ses équipes sportives et ses services de lutte contre les
incendies.
Nos aïeux étaient partis d'une lande marécageuse peu habitée
et pauvre, qu'ils ont magnifiquement peuplée d'arbres. Il appartient à ceux qui
ont la charge des Landes de Gascogne aujourd'hui d'y maintenir les cultures et
les villages nécessaires, pour que la forêt puisse continuer à être protégée,
régénérée, soignée et exploitée.
LE FORESTIER.
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