Accueil  > Années 1952  > N°660 Février 1952  > Page 102 Tous droits réservés

La forêt française

Le gemmage des pins maritimes

Dans un précédent article (n°658 de décembre 1951), nous avons présenté le pin maritime, sa culture et sa production ligneuse. C'est l'importante question du gemmage que nous verrons aujourd'hui.

Hippolyte Taine, parcourant la forêt landaise, n'y vit que des « bois de pins silencieux et tristes ». Ce grand voyageur n'a pas dû consacrer à cette attachante forêt le temps nécessaire pour bien la comprendre. Le charme de la forêt landaise tient à son aspect tout d'abord, mais aussi à son ambiance, faite des multiples activités des hommes : bûcherons, résiniers, voituriers, forestiers, bergers, chasseurs. Malgré son uniformité apparente, la forêt de pin n'est pas triste. Sous le couvert léger des arbres, vit un abondant sous-bois de chênes verts, d'arbousiers avec, ça et là, des touffes de garou et de genêts, des tapis de cistes et, souvent, de vastes étendues où s'étalent les palmes horizontales des grandes fougères. Une puissante odeur aromatique règne et l'on entend le bruissement continu du vent dans les cimes, semblable au bruit lointain des vagues. De nombreuses pistes, au sol souple et élastique, sillonnent la forêt, parcourues par les ouvriers forestiers. Suivons l'un d'eux, au cours de son travail, le « résinier » qui récolte la gemme des pins.

En février, il a apporté, au pied des arbres à gemmer, un petit pot en terre, vernissé intérieurement, appelé pot « Hughes », du nom de son inventeur. Puis, au moyen d'une sorte de hache dite « hache d'espourga », il a gratté l'écorce du pin sur une surface un peu plus grande que celle de la future care, enlevant le liège superficiel où s'incrustent souvent de petits cailloux. Puis mars est venu, les premiers chauds rayons du soleil méridional réveillent les pins, la résine se fluidifie dans les canaux résinifères du bois. Le moment est venu d'ouvrir la care. Le résinier prend son hapschot, qui est constitué d'une sorte de fer en forme d'index replié et tranchant comme un rasoir. Ce fer est fixé sur un manche d'un mètre de longueur environ. Notre résinier est arrivé devant un pin de place qui n'a encore jamais été gemmé. La care sera ouverte sur la poitrine de l'arbre qui est la face est, souvent convexe, à cause de la constance des vents maritimes de l'ouest qui courbent les fûts. La care de première année est pratiquée à partir de la base de l'arbre. La première entaille, faite en mars, a une surface sensiblement égale à la paume de la main. Pour la faire, l'ouvrier enlève avec son hapschot les derniers lambeaux de l'écorce qui restent encore et aussi des copeaux de bois, entamant celui-ci sur une profondeur d'un centimètre environ. À la base de la petite surface de bois ainsi mise à nu, il place un crampon de zinc en forme de V sous lequel il met un pot Hughes reposant sur le sol. Que va-t-il se passer ? Sous l'influence de la blessure, l'arbre réagit en sécrétant une quantité accrue de résine, en particulier dans la zone de bois vivant située juste au-dessus de la care. Cette résine ne tarde pas à apparaître sous forme de gouttelettes brillantes, qui suintent à la surface du bois et coulent en larmes sinueuses jusqu'au pot de résine. Mais la gemme ne reste pas toujours fluide et transparente. Sous l'influence de l'oxygène de l'air, elle blanchit et sèche. Au bout d'une huitaine de jours, la care est recouverte d'une croûte blanchâtre de gemme oxydée. L'écoulement s'est arrêté et, dans le pot, on aperçoit une sorte de miel blanchâtre au-dessus duquel se trouve une petite couche d'eau ambrée où nagent des débris d'aiguilles et des insectes morts.

Pour provoquer un nouvel écoulement de gemme, le résinier revient alors avec son hapschot et agrandit vers le haut la care originelle. Cela s'appelle faire une pique. Au cours de la saison du gemmage, de mars à octobre, l'ouvrier fait trente à quarante piques, et la care atteint alors une hauteur de 60 centimètres sur 9 centimètres de largeur.

Peu à peu, le pot s'emplit. Cela dépend de la saison (l'écoulement de résine est plus abondant quand il fait chaud), du lieu où croissent les pins (la production est plus forte en Gascogne qu'en Vendée, elle varie aussi avec les stations : l'exposition, le vent, le nature du sol, etc., influent). La quantité de gemme produite dépend aussi des individus (il y a des pins meilleurs gemmeurs que d'autres) et même de l'emplacement des cares (faces de l'arbre, hauteur au-dessus du sol), et évidemment aussi de la surface et de la profondeur de celles-ci.

On vide les pots cinq à sept fois au cours de la saison. Cela s'appelle faire l'ammasse, travail généralement effectué par les femmes qui parcourent la forêt vidant les pots de gemme dans les boîtes en bois munies d'anses, qu'on appelle scouartes. Elles vident ensuite les scouartes dans des barriques en bois ou en acier inoxydable, légèrement enterrées dans le sol des coupes et recouvertes de fougères pour protéger la gemme contre la chaleur et l'évaporation. C'est là que les bros, attelages landais classiques que l'image a popularisés, viennent les chercher pour les conduire à l'usine de distillation.

L'année suivante, le résinier déplace le crampon de zinc et vient le fixer en haut de la care de première année. Sous le crampon, il place le pot, tenu par un clou à sa base. Pendant la nouvelle saison de gemmage, il élève la care, de pique en pique, de 65 centimètres. Elle atteint donc alors 1m,25. La troisième année, elle s'élève de 85 centimètres, atteignant 2m,10, et, la quatrième année, de 90 centimètres, atteignant 3 mètres. Sur une care, on regardera l'empreinte des crampons et on mesurera la hauteur pour savoir son âge. Pour faire les cares de quatrième année, on dispose d'outils à longs manches analogues à ceux qui ont été décrits ci-dessus.

En fin de saison, on récolte la gemme oxydée qui recouvre les cares, en grattant celles-ci au moyen d'une sorte de petite binette. Cette gemme oxydée, appelée barras, est envoyée, elle aussi, aux usines de distillation.

Avant 1939, la forêt de pin maritime couvrait 1.200.000 hectares et produisait plus d'un million d'hectolitres de gemme, dont on tirait 18.000 tonnes d'essence de térébenthine et 62.000 tonnes de brais et colophanes.

Nous n'étudierons pas, dans le présent article, l'industrie de la gemme, mais nous voulons, pour terminer, montrer les relations qui existent entre le gemmage et l'aménagement des forêts de pins.

On sait qu'il existe, en gros, deux procédés de gemmage :

    1° Le gemmage dit « à vie » qui s'applique aux pins de place : arbres ayant atteint 105 centimètres de circonférence et devant constituer le peuplement d'avenir. Ces pins sont gemmés à une seule care, qui se fait en trois ou quatre années. Après cela, on laisse en général reposer l'arbre pendant un an, puis on fait une seconde care sur la face opposée de l'arbre et ainsi de suite. Les peuplements à pins de place seront donc éclaircis à la rotation de quatre ou cinq ans.

    2° Le gemmage « à mort » s'applique aux arbres destinés à être abattus, en particulier les arbres des peuplements adultes dont on entreprend la régénération, mais aussi les arbres à abattre dans les éclaircies. Ce gemmage se pratique à plusieurs cares à la fois, suivant la circonférence de l'arbre. Les arbres sont gemmés à mort pendant quatre ans, puis abattus.

Le gemmage est, en général, pratiqué en métayage, les résiniers vivant soit isolés dans les métairies, soit groupés dans les villages. Dans diverses régions des Landes de Gascogne, en particulier dans le très pittoresque Marensin, existent un peu partout des métairies qui comportent 6 à 8 hectares de cultures (pommes de terre, céréales, seigle, maïs ou millet, vigne et légumes pour la consommation familiale, fourrages et plantes alimentaires pour les animaux), un hectare de pré pour nourrir quatre vaches, et aussi, mais de plus en plus rarement, un troupeau de moutons qu'on mène paître sous les pins. Enfin, le métayer a quatre à six mille cares à gemmer chaque année, soit réparties sur un secteur de forêt attaché à la métairie, soit dispersées sur l'ensemble du domaine. Les céréales sont partagées : en général, un tiers pour le propriétaire et deux tiers pour le métayer. Il existe aussi des conventions pour le partage des animaux. La gemme est prise en charge par l'Union corporative des résineux (U. C. R.), qui, en 1951, versait, par litre, 18 francs au propriétaire de la forêt et 22 francs au résinier. Une métairie type Marensin comporte généralement, outre le métayer et sa femme, les vieux parents de l'un des époux et les enfants, chacun d'eux s'occupant selon ses compétences. Le gemmage, en particulier, est fait par le chef de famille.

Cette formule des métairies dispersées au milieu des forêts de pins et isolées paraît désuète, à l'heure actuelle. Peu de jeunes résistent à ce manque de confort, à cet éloignement des villages, à cette vie confinée. D'autres essais d'organisation ont été faits qui groupent, au village même, tous ceux qui travaillent en forêt ou qui utilisent le bois. Nous pouvons citer de tels centres particulièrement vivants et sympathiques où forestiers, bûcherons, ouvriers des scieries et des usines de distillation de gemme forment presque une sorte de communauté avec son église, sa salle des fêtes, son fronton de pelote basque, ses équipes sportives et ses services de lutte contre les incendies.

Nos aïeux étaient partis d'une lande marécageuse peu habitée et pauvre, qu'ils ont magnifiquement peuplée d'arbres. Il appartient à ceux qui ont la charge des Landes de Gascogne aujourd'hui d'y maintenir les cultures et les villages nécessaires, pour que la forêt puisse continuer à être protégée, régénérée, soignée et exploitée.

LE FORESTIER.

Le Chasseur Français N°660 Février 1952 Page 102