Dans un paragraphe de sa relation sur le fameux périple
qu'il accomplit, voilà quelque deux mille cinq cents années, le long de la côte
occidentale de l'Afrique, l'amiral carthaginois Hannon rapporte que, dans un
lieu voisin de la baie qu'il appelle la Corne du Midi, il aborda une
contrée « peuplée de sauvages ». Et il ajoute :
« Les femmes, plus nombreuses que les hommes, avaient
le corps velu, et nos interprètes les nommaient Gorilles. Nous ne pûmes
saisir aucun homme, car ils fuyaient à travers les précipices et se défendaient
à coups de pierres ; mais nous prîmes trois femmes : elles rompaient
leurs liens, elles nous mordaient et nous déchiraient avec fureur ; nous
les tuâmes donc et, les ayant écorchées, nous rapportâmes leurs peaux à
Carthage. » (Traduction de Malte-Brun, d'après la translation latine du Hannonis
periplus.)
On a beaucoup épilogué, dans les siècles passés et
jusqu'aujourd'hui, sur l'identité de ces mystérieux gorilles, sans jamais
tomber unanimement d'accord. Dès le temps de Pline, on en parlait déjà, et ce
naturaliste affirme même avoir vu les peaux en question accrochées dans un
temple, ce qui, entre parenthèses, nous donne une haute idée des secrets qu'on
possédait alors pour la conservation des fourrures, encore en bon état après cinq
cents ans !
Malheureusement, Pline nous apprend du même coup que ce sont
des peaux de Satyres, ce qui n'a pas l'air de le surprendre le moins du monde,
mais nous laisse fort indécis, car nous savons bien que ces divinités des bois,
au front cornu et aux pieds de chèvre, n'ont jamais existé que dans
l'imagination des mythologues de l'antiquité.
Qu'étaient donc alors ces « Gorilli » du texte
intermédiaire ? De vrais gorilles ? Mais il est prouvé que ces grands
anthropoïdes n'ont jamais vécu sous les latitudes du Sénégal ou de la Guinée,
limite méridionale extrême où ait atteint Hannon, si même il a été jusque-là.
En outre, les gorilles ne jettent pas de pierres ; et la capture de trois
femelles adultes vivantes est un exploit qui mérite mieux qu'une simple
mention, en passant.
Ce n'étaient donc que de vulgaires singes, supposent
d'autres commentateurs. Mais les Carthaginois, et Pline aussi, connaissaient
les singes, ne fussent que les Magots qui peuplaient alors toute l'Afrique
méditerranéenne et se retrouvent de nos jours jusqu'à Gibraltar. Ils n'auraient
pas parlé, en ce cas, d'hommes, de femmes, ni non plus de satyres. Ils auraient
dit : des singes, tout simplement.
Peut-être, dans toutes ces versions, n'a-t-on pas retenu
suffisamment celle du regretté et savant africaniste Maurice Delafosse,
lorsqu'il relève avec sagacité la phrase du texte : « Nos interprètes
les nommaient gorilles. » Notons ici que ces interprètes, indigènes de la
côte, étaient forcément familiarisés avec les singes, des moindres guenons aux
chimpanzés, et auraient pu les nommer sans erreur. Mais, dans leur langue
actuelle, les mots Gôr-y-i signifient exactement : « Ce sont
des hommes. » Et Delafosse observe avec logique qu'il n'y a aucune raison
pour que le langage de ces peuplades ait changé, puisqu'elles-mêmes n'ont subi
aucune évolution, jusqu'au seuil de nos jours.
À notre avis, voilà un argument très sérieux. Mais aussitôt
l'objection se présente : il s'agit d'hommes velus, et les Noirs le
sont moins que personne. Sous ce rapport non plus ils n'ont pas dû varier.
Sans doute. Mais ils étaient des tard-venus dans ces régions
où s'étendait alors, on le sait, la grande forêt primaire, diminuée depuis,
rongée sans rémission par l'homme, noir ou blanc, jusqu'à menacer de n'être
plus bientôt qu'un souvenir, si cette dévastation continue.
Or, écrit encore l'auteur que nous venons de citer, les
premiers habitants de cet immense domaine n'étaient pas des Nègres, de telle ou
telle race, mais bien cette étonnante famille humaine, aussi différente de ses
soeurs qu'un babouin l'est d'un chimpanzé, que nous nommons aujourd'hui
Négrilles et que la tradition antique a connue sous le nom de Pygmées.
Les Pygmées, rappelons-le, ont le corps nettement velu,
couvert d'un poil jaunâtre qui justifierait la description du Carthaginois. Le
mode de défense à coups de pierres est ici à sa place, et l'usage en est
continué.
Quant à la simplicité avec laquelle les captives sont tuées
et dépouillées pour les faire se tenir tranquilles, elle n'est que conforme aux
mœurs du temps.
Avons-nous identifié ainsi les gorilles de Hannon ?
Nous ne proposons qu'une hypothèse. Mais, puisque nous avons rencontré ce petit
peuple de la forêt au fond de l'histoire et presque de la légende antique,
profitons-en pour rester un instant encore en sa compagnie.
Pygmée = pugmaios = haut d'une coudée. Le nom vient
du grec, qui traduit l'égyptien. Et l'Égypte a connu très tôt les Pygmées et
nous a laissé sur eux maints témoignages, y compris de nombreux « portraits »,
en peintures, statues ou bas-reliefs.
Nous les retrouvons dans les traditions historiques ou
légendaires de ce pays. La plupart nous sont rapportées par Hérodote, qui les a
recueillies avec la scrupuleuse attention dont il est coutumier. Nous
connaissons ainsi, entre autres, l'aventure des « cinq jeunes Nasamons »
qui, envoyés en mission exploratrice aux limites du monde connu, parcourent
d'abord des pays habités, puis arrivent dans des contrées peuplées de bêtes
féroces, des déserts, de grandes plaines, jusqu'en un lieu où sont des arbres
dont ils mangent les fruits. À ce moment, « de petits hommes, d'une taille
au-dessous de la moyenne, fondirent sur eux et les emmenèrent par force :
les Nasamons n'entendaient pas leur langue et ces petits hommes n'entendaient
rien à celle des Nasamons ». On les conduit à travers des marécages
jusqu'à une rivière où il y a des crocodiles, et qui coule de l'ouest ...
Si l'on réunit tous ces documents, ils nous enseignent que
des Pygmées habitent au delà des sources du Nil, c'est-à-dire quelque part où
finit le monde et où personne encore n'est allé, ni n'est près d'aller de
sitôt, puisque la géographie de cette partie de l'Afrique ne sera sérieusement
déterminée qu'au cours de notre XIXe siècle. Aussi, dès l'antiquité
et bien loin encore après le moyen âge et le début des temps modernes,
l'existence des Pygmées et tout ce qui les concerne appartiendra-t-elle au
monde de la fable, et même de la fable la plus extravagante.
Ne raconte-t-on pas que ces nains, qui n'ont guère d'autres
armes que leurs mains nues, osent se mesurer avec l'éléphant et s'en rendent
vainqueurs ?
Cependant qu'ils se font périodiquement décimer par un
adversaire en apparence bien moins redoutable, et pourtant « qui les
croque, qui les tue, qui les gobe à son plaisir ». C'est le peuple des
grues.
Cette fois, nous sommes en pleine légende. Toute discussion
est vaine. Inutile d'insister ...
Voire !
Déblayons-les faits. Oui, nous le savons à présent; les
Pygmées, ou pour mieux dire les Négrilles, sont bien de très petits hommes qui,
loin au sud de l'Égypte, au delà du désert libyen, au delà des impénétrables
marécages, où se fraye un chemin la branche du Nil bleu qui vient de l'ouest,
au delà des plaines boisées de l'Afrique orientale anglaise, sont restés,
aujourd'hui encore, les représentants les plus primitifs de l'espèce humaine,
habitant des huttes qui ne sont guère mieux façonnées que les nids de
feuillages du chimpanzé ou de l'orang, qui ne connaissent aucune culture,
aucune industrie, qui n'ont à peu près comme armes que des bouts de bois et
qui, tout de même, attaquent l'éléphant, le tuent et se nourrissent de sa chair ...
C'est ce que nous ont déjà dit Hérodote et les vieux papyrus.
Mais il reste ces grues, qui sont bien difficiles à adopter !
Si vous voulez, refaisons une partie du voyage, à travers
ces marais et ces plaines basses dont il vient d'être question.
Là vivaient entre autres, et continuent de vivre, différents
peuples connus sous le nom de Dinkas, Chillouks, etc., peuples qui,
contrairement aux Pygmées, se signalent par leur taille très nettement
au-dessus de la moyenne, oscillant, pour les hommes, autour de 1m,90
à 2 mètres, et remarquables par divers caractères, dont des formes
extraordinairement grêles et élancées.
Ces indigènes, pasteurs, errant constamment dans les hautes
herbes humides ou même dans l'eau où ils font la pêche au harpon, ne pouvant
par conséquent s'y asseoir, ont pris la singulière habitude de se tenir debout
sur un pied, l'autre étant appuyé sur la jambe ou même sur la cuisse, tandis
que l'équilibre est maintenu par le talon de la lance, piqué dans la vase ou le
sol.
Consultons maintenant les voisins de ces peuplades et
demandons-leur de quels noms ils les désignent. La plupart prononceront un mot
dont la traduction est cigogne, grue, héron ou quelque autre échassier de même
type ... Et voici une piste qu'il n'est peut-être pas si absurde de
suivre, car elle pourrait aussi bien nous conduire au but.
Mettons-nous à la place des premiers enquêteurs et, pour les
mieux juger, imaginons une comparaison dans le monde actuel.
Supposons que nous arrivions chez les Indiens peaux-rouges,
dont nous n'avons jamais encore entendu parler. Nous ne les voyons pas
eux-mêmes, mais nous interrogeons des habitants du pays qui ont sur eux
quelques notions. Entre divers renseignements obtenus, nous apprenons par
exemple que les Crows font une guerre acharnée aux Cheyennes, qui
leur disputent les buffaloes.
Publions maintenant les notes que nous avons prises et
livrons-les à la traduction et à l'interprétation de lointains et futurs
étrangers. Ceux-ci ne finiront-ils pas par graver dans l'airain de l'Histoire
qu'il est une contrée au delà des océans où une certaine espèce de corbeaux (crows
en anglais) est en querelle constante avec une certaine espèce de chiens (cheyennes
en langage trappeur), pour la possession de la peau, de la bosse ou de la
langue d'une certaine espèce de bœuf ?
Ce rapprochement est-il outré ? Nous ne le croyons pas.
D'innombrables tribus sauvages portent des noms d'animaux et s'identifient à
ceux-ci par leur totem. Il n'est pas illogique d'admettre que, voilà deux ou
trois millénaires, le petit peuple de la forêt s'est vu refouler par le grand
peuple dégingandé de la plaine et que la guerre des grues et des Pygmées a pris
là son origine. Rappelons-nous, une fois de plus, ce que peuvent devenir les « on-dit »,
transmis de bouche en bouche à travers peuples, siècles et lieues. Et, si nous
voulons à tout prix trouver l'exagération quelque part, plutôt que dans ce nom
de grues, cherchons-la dans celui de Pygmées. La coudée égyptienne, en effet,
équivalait à moins de 34 centimètres ...
Attribuer cette hauteur à de pauvres petits bonshommes qui,
sous la toise, atteignent quand même 1m,50, c'est bien, cette fois,
une calomnieuse invention !
L. MARCELLIN.
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