Quelque part au delà du cercle polaire, sur la mer de
Norvège, sur une île de l'archipel des Lofoten, où j'ai établi mon camp pour
quelques jours, une étrange aventure m'attendait.
Ces rivages étant très poissonneux, je pouvais, sans
prétention vaine, espérer une pêche miraculeuse. Ayant acquis le fil de soie
nécessaire et quelques hameçons, je m'installe sur un vieux ponton vermoulu et
lance ma ligne négligemment. À cette invite alléchante, le menu peuple des
poissons manifeste un empressement remarquable, tant et si bien que mon appât
tiraillé, déchiqueté, n'est bientôt plus qu'une véritable charpie. Je
renouvelle ma tentative ... La densité du peuplement est telle qu'au
hasard je ferraille et ramène — par le ventre — un poisson qui pesait
bien son kilogramme. Satisfait d'un début aussi prometteur je m'éloigne
quelques instants, dûment assuré de la mort de ma victime qui tient encore dans
sa gueule mon appât ... À mon retour la place est nette ... Poisson,
hameçon et ligne se sont mystérieusement volatilisés ! ... Seul un
œil vitreux de hareng desséché contemple la scène vide ... Certes, je sais
qu'à ces latitudes un peu de mystère flotte toujours dans l'air et que bons et
mauvais génies y font et défont les destins. Je refuse pourtant de m'incliner
devant l'incompréhensible situation. Me retournant, j'aperçois trois pêcheurs
qui paraissent s'amuser fort de ma déconvenue. Sans aménité, je les aborde.
« Envolée ! » me répondent-ils avec un rire
bon enfant. Devant mon incrédulité, ils insistent :
« Envolée », reprennent-ils. Et du doigt ils me
désignent le ciel où passe le vol rauque d'une troupe de goélands. La rapacité
de ces oiseaux me revient alors en mémoire et je saisis en un instant le drame
qui s'est perpétré. L'un d'eux est tombé sur mon poisson, l'a gloutonnement
avalé et, comme ces animaux là ont autant de suite dans les idées qu'une ligne
peut en avoir dans sa longueur, hameçon, appâts et mes dix mètres de soie ont
suivi le poisson dans l'œsophage de l'oiseau, qui, demain, sur la rocaille,
mourant, ira crier sa détresse et payer son forfait.
L'autre aventure se situe à quelque 4.500 kilomètres de là,
sur les pistes sahariennes. J'avais rêvé d'une terre où les jours fussent longs
et lumineux et le ciel transparent ... Mes pas se portèrent naturellement
vers le grand désert, auquel j'accédai sur un camion flambant neuf, seul
véhicule qui me fût proposé à la date choisie. C'est d'abord la hamada,
l'étendue pierreuse et monotone. Enfin, après quelques centaines de kilomètres,
nous abordons le désert de sable de l'Erg ... La nuit est depuis longtemps
tombée lorsque nous atteignons un bordj, ou fortin, où nous passerons quelques
heures ... La tempête qui, jusque-là, s'essayait en de capricieuses
bourrasques, gronde maintenant ; le sable s'infiltre partout dans
l'étroite demeure, dans l'eau que nous buvons, dans le potage, dans les
nouilles ... un vrai repas minéral ! Dans la cuisine presque obscure
où la flamme tourmentée d'une bougie silhouette des ombres inquiétantes, une
hirondelle blessée tourne en rond, inlassablement.
« Partons quand même », m'a dit à l'aube Medarik.
Et nous allons ... L'horizon s'amenuise ... La piste est soulevée par
des vagues d'un sable jaune extrêmement fin, que le vent disperse dans sa
fureur où se jouent désespérément quelques oiseaux ... Demain leurs
pauvres restes blanchiront les sables d'or ...
Une nouvelle aube se lève, du moins devrait-elle se
lever ... Nous cherchons le soleil ... Est-ce bien lui, ce disque
pâli, éclairant la plaine d'une étrange clarté ? Le désert entier se
soulève, comme moutonnent dans les bourrasques nos champs de blé mûr ...
Et voici l'enlisement, irrémédiable cette fois, à la coulée des deux Ergs, au
cœur des éléments déchaînés.
« À terre ! déclare Medarik, sortons tout
l'arsenal de dépannage. » Chimérique prétention de glisser sous les roues
quoi que ce fût ! Le vent, qui galope sur les immensités à plus de 100
kilomètres à l'heure, nous interdit toute manœuvre efficace. À cette heure, une
seule marche est possible : celle de l'écrevisse, d'une écrevisse aveugle.
De guerre lasse, nous regagnons la cabine du véhicule ...
Je tends à Medarik une cigarette, mais nos réserves ont fondu au soleil. Il est
midi, que faire ? Déjeuner. De l'eau d'abord ... Il y en a au flanc
du camion une réserve de 50 litres toujours prévue ... Des vivres ?
Il reste une boîte de conserve, un pain ... tout va bien.
Les heures passent ... Nous sommes seuls ... Du
moins le croyons-nous ... Et pourtant non, deux vapeurs humaines,
emportées par la vague tourbillonnaire, viennent de s'abattre à quelques
mètres, au milieu des touffes jaunes d'une graminée chétive. À peine
avions-nous vu venir ces deux pauvres créatures en haillons, ces enfants de
nomades qui s'abritent, vaille que vaille, derrière le maigre rempart des
herbes.
Le soir tombe, mais la démence du vent n'a de cesse ...
Nous allons vers les deux errants ... Dix mètres à parcourir. Nous sommes
happés par les tourbillons et nous allons les yeux fermés. Bambara, un Noir que
nous avons embarqué avec nous, sera notre interprète, mais les deux ombres
recroquevillées refusent de nous suivre.
Dormir serait chose difficile dans ce vacarme qui ne cesse
plus, dans ces gifles immatérielles assenées au camion avec une telle violence
que chacune provoque une secousse très sensible. Sommeiller ? Peut-être, comme
sommeillent à quelque distance nos deux nomades, courbés sous les rafales ...
Recouverts de sable en partie, la tête émergeant seule, tels nous les
découvrira l'aube trouble qui s'efforce à naître.
Bambara s'offre à partir, à aller prévenir le poste le plus
proche de notre stagnation, à laquelle seuls nous ne pouvons remédier. Rien ne
presse, après tout ... Bambara peut attendre ... Mais Bambara ne veut
entendre raison. Il partira ... Il part ... Avec sa merveilleuse
intuition de la direction à prendre, il trouve sans hésiter le fil d'Ariane
dans ce tourbillon qui l'absorbe au bout de quelques mètres ... Une
gandourah blanche qui frissonne désespérément sous la tempête, quelques touffes
d'herbe qui se convulsent, c'est la dernière vision que nous gardons de
Bambara. Quelques heures plus tard, il retrouvera la colonne qui progresse vers
nous, nous dégagera et nous permettra de repartir. Alors, jouet d'un mystérieux
sortilège, la tempête tombe brusquement comme nous atteignons les premières
clôtures en pisé de l'oasis. Vers l'ouest, un avion accidenté sommeille au sol.
Puis c'est le retour, hélas ! Sirènes, bruits de
chaîne, clapotis ... Et l'ange des départs ferme ses ailes roses sur le
souvenir des terres chaudes qui, déjà, vont rejoindre dans mon esprit tant
d'autres souvenirs de terres plus lointaines où je retournerai demain.
Pierre GAUROY.
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