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Un peu de gaieté

Sidonie

E vétérinaire but une gorgée de café, ralluma sa pipe, ramassa d'une main experte les cartes dispersées sur le tapis polychrome, jeta un rapide coup d'œil à la pendule.

— Allons ! dit-il en battant le jeu, encore une partie. Il n'est qu'une heure vingt. Coupez, docteur.

Le docteur coupa sans rien dire. M. Jules, le coiffeur pour dames, se donna un coup de peigne rapide en silence. Ces deux messieurs acquiesçaient ainsi, par leur mutisme, au désir du « véto ». Il n'en fut pas de même de la part du quatrième joueur, M. Victor Barbotin, le bijoutier de la rue du Pressoir. Celui-ci, petit homme replet au visage rond et couperosé, à la courte moustache en brosse à dents noire, roula des yeux effarés.

— Ah ! non, non ! fit-il. Il faut que je rentre, moi. Je sais trop bien ce qui m'attend à la maison, hélas !

— Eh ! eh ! Sidonie ? ironisa le vétérinaire, qui distribuait les cartes. Elle est toujours aussi terrible ?

— Ben ! au fond, elle a raison, marmotta Barbotin. C'est bien moi qui ai les torts de mon côté. Depuis quinze ans que nous sommes mariés, elle n'a jamais pu s'habituer à me voir rentrer tard deux fois par semaine.

— Chaque fois qu'elle vient à mon salon, pour une permanente ou une mise en plis, remarqua M. Jules, Mme Barbotin me raconte, avec détails, les scènes qu'elle vous fait à chacune de vos rentrées tardives. La dernière fois, n'a-t-elle pas cassé l'aspirateur sur vos épaules ?

— Oui, soupira piteusement Victor. Elle a pris la première chose qu'elle a trouvée sous ses mains. Et pourtant, Dieu sait si je prends des précautions pour entrer ! J'ai graissé la serrure, je quitte mes souliers sur le palier, je ne fais pas plus de bruit, en marchant, que le chat, je vous assure. Ah ! oui ... Va te faire fiche ! Quand j'entre dans la chambre, je trouve Sidonie toutes griffes dehors, et, pendant une heure, c'est une avalanche de reproches ... et parfois des coups !

— C'est le revers de la médaille, conclut sentencieusement le vétérinaire. Eh bien ! mon vieux, nous ne vous retenons pas. Nous compatissons, nous déplorons et vous souhaitons meilleure chance et courage ! Au revoir. Allez vers votre revers ...

— Je pars la mort dans l'âme, dit Barbotin en enfilant son pardessus et se coiffant de son taupe. Au revoir !

Il serra les mains tendues, franchit la porte du café et prit, par les ruelles sombres, le chemin de son domicile.

Il se déchaussa au bas de l'escalier, n'alluma pas la minuterie et, dans l'obscurité, monta, tel un fantôme.

Retenant son souffle, sa clef à la main, il s'apprêtait à l'introduire dans la serrure lorsque, avec stupéfaction, il s'aperçut que la porte était entrebâillée ...

« Qu'est-ce que c'est que cette nouvelle invention de Sidonie ? pensa-t-il, pendant qu'un tremblement lui secouait la mâchoire. Qu'est-ce que je vais prendre ! »

Il entra.

Rassemblant tout son sang-froid en un effort désespéré, prêt à tout, prêt au pire, il ouvrit d'une main grelottante la porte de la chambre.

Le lustre était allumé. Au milieu de la pièce, Mme Sidonie Barbotin était debout, en peignoir bleu pâle, la tête auréolée de bigoudis.

Immobile sur le seuil, Barbotin rappelait, par son attitude, un martyr entrant dans la fosse aux lions ...

Sidonie se jeta sur lui, se pendit à son cou et sanglota :

— Mon chéri ! mon chéri ! te voilà enfin, mon amour ! Depuis dix minutes que je suis réveillée, je t'attends avec une impatience fébrile. Ah ! Victor ! mon Victor ! ... Si tu savais ...

— Si je savais quoi ? mais dis vite ! ... balbutia Barbotin au comble de l'étonnement du fait de cette réception inattendue.

Sidonie avait desserré son étreinte et parcourait tout l'appartement, allumant toutes les lumières.

— Mais regarde, mon pauvre chéri, regarde ! criait-elle en pleurnichant et reniflant après chaque mot. Mais c'est épouvantable !

— Quoi ? bredouilla Barbotin, complètement abruti.

— Il y a, continua Sidonie, que, pendant ton absence, nous avons été cambriolés !

— Cambri ...

— ... olés ! oui. Tiens ! Dans le salon, la pendule et les candélabres ! le vase de Sèvres ! Le coffre où tu mets le soir les bijoux de valeur ! Le cendrier en vermeil ! La montre en or de l'oncle Pierre ! Le tisonnier de la salamandre ! Tout cela ... parti ! Dans la cuisine, tiens ! Le moulin à café ! Trois casseroles en cuivre ! Volatilisés ! Et aussi dans la chambre à coucher où je reposais : le tapis de Smyrne ! Le réveil d'argent ! Mon nécessaire de toilette ! Mes bagues ! Ta pipe d'écume ! Tout cela a été volé !

— C'est terrible ! terrible ! répétait le pauvre Victor qui réalisait enfin la situation. Mais ce voleur aurait pu, aussi bien, te tuer !

— C'est vrai, ça ! hurla Sidonie en se laissant tomber sur le lit.

— Ce n'est pas tout ça, dit résolument Barbotin. Je cours au commissariat.

— Va, mon chéri, va ..., soupira Sidonie entre deux sanglots.

Victor courut jusqu'au poste de police. Il y trouva le commissaire et deux agents occupés à inventorier un lourd ballot.

— Ah ! vous voilà, monsieur Barbotin, s'écria le magistrat en voyant entrer Victor. Vous pouvez dire que vous avez de la veine ! Vers minuit, les deux agents ont vu un homme qui sortait de chez vous avec ce ballot sur les épaules. Cela leur a semblé, évidemment, suspect. Ils ont interpellé l'homme, qui a filé. Ils l'ont pris en chasse et l'ont arrêté à trois cents mètres de votre domicile. Vérifiez. Tout cela est à vous, n'est-ce pas ?

Barbotin, penché, touchait chaque objet :

— Le tapis, ma pipe, la pendule, le cendrier, le coffre, le tisonnier ... oui. Tout y est. Ben ! ça, comme vous dites, monsieur le commissaire, c'est une veine !

Le commissaire lui offrit une cigarette.

— Merci, fit Victor. Et ... le voleur ? Où est-il ?

— Oh ! le voleur, c'est un inconnu au pays, un grand roux, maigre, qui ne doit pas en être à son coup d'essai. C'est une vraie chance que les agents soient passés juste à temps.

— Mais où est-il, maintenant ? s'impatienta Barbotin.

— Là, dans le violon. Il va y terminer la nuit et je ferai demain mon rapport.

— On peut le voir ?

— Si vous voulez.

Un agent tourna un commutateur et ouvrit une porte. Victor entra.

— Je voudrais être seul avec lui, dit-il majestueusement. La porte se referma. Aussitôt Barbotin se précipita vers l'homme.

— Écoute, mon vieux, lui souffla-t-il à l'oreille, tu viens de faire un sale coup. Comme je récupère mon bien, je consens à retirer ma plainte, mais à une condition : tu vas m'expliquer comment tu as fait pour entrer dans la chambre où dormait ma femme sans la réveiller ...

Roger DARBOIS.

Le Chasseur Français N°660 Février 1952 Page 127