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Saint Vincent

Patron des vignerons.

e 22 janvier, dans bon nombre de villages où l'on cultive la vigne, on honore encore le grand saint Vincent, patron, depuis plusieurs siècles, des vignerons. Pourquoi ce bienheureux préside-t-il aux travaux vinicoles ? Les érudits discutent à perte de vue sur ce sujet épineux, cependant la version la plus plausible est la suivante : nos ancêtres étaient très amateurs de calembours, même lorsqu'il s'agissait de religion. Ils ont choisi comme protecteurs des furoncles saint Cloud, saint Hildevert pour les vers, etc. Saint Vincent fut élu parce qu'il évoquait bien le jus de la treille ; d'autre part, sa fête tombe à une époque de l'année où le viticulteur dispose encore de quelques instants pour célébrer dignement son céleste protecteur. C'est pourquoi le 22 du mois de janvier est une date faste dans la plupart de nos pays de vignobles.

Notre personnage est un martyr espagnol — et non saint Vincent Ferrier, comme on l'a écrit parfois par erreur — mort en 304. Son culte se répandit de très bonne heure en France ; Childéric 1er lui dédia une église de Paris, devenue par la suite notre Saint-Germain-des-Prés. À la vénération des fidèles s'ajouta bientôt, basée sur un simple jeu de mots, une dévotion populaire qui a donné lieu à de nombreuses coutumes ou chansons.

En Île-de-France, dans la région parisienne, il n'y a pas encore bien longtemps, les pampres mûrissaient un peu partout, et saint Vincent était l'objet de pittoresques traditions. À Thiverval, près Versailles, on se rendait le matin dans les clos pour tailler un ou deux ceps avant la messe au cours de laquelle les vignerons « rendaient le pain bénit ». Au déjeuner et au dîner, qui rassemblaient les familles, on faisait une copieuse consommation du vin nouveau de la dernière récolte. Le lendemain, et même le surlendemain, on sanctifiait joyeusement les outils de travail, la sainte Serpette, le saint Serpillon, le saint Panier, etc.

À Villejuif, dès potron-minet, les disciples de Bacchus se rendaient en habit de travail à l'auberge du Cheval blanc et y faisaient un petit déjeuner dont le menu se composait invariablement d'une tête de veau à la vinaigrette. Puis ils endossaient leur bel habit, conservé dans la naphtaline, se coiffaient d'un chapeau haute forme et assistaient à la messe. Après l'office, ils se dirigeaient vers le domicile d'un marguillier qui, pour la circonstance, avait mis en perce une futaille du « reginglard » local, le « chaou ». Tout le monde buvait et banquetait, tandis que le garde champêtre vendait des images du bon saint au profit d'œuvres sociales. Les jeunes gens à leur tour quêtaient des volailles, afin de faire encore d'autres banquets.

Un peu partout, on chantait un refrain de circonstance :

Saint Vincent, notre patron,
protégez notre bourgeon
des brouillards et des glaçons
et dans la saison
donnez-nous du bon.

Certains, plus familiers, fredonnaient ces vers :

Saint Vincent,
mouille, mouille,
Saint Vincent
mouille-moi les dents.

À Nevers, la jeunesse quémandait des fagots pour faire un feu, comme à la Saint-Jean, en entonnant cette chanson :

Les enfants de saint Arille
et les enfants de saint Vincent
sont vraiment de bons enfants ;
ils s'en vont par toute la ville
et demandent du bois ou de l'argent
pour allumer le feu de saint Vincent.

Le bûcher était béni par le curé de la paroisse ; lorsque les flammes étaient éteintes, chacun s'en retournait chez soi en emportant un tison.

À La Châtre, la fête était encore plus imposante. Le syndic des vignerons en était l'organisateur ; c'était lui qui avait la garde du bon saint, de l'étendard vert et blanc, des bougies, etc. Il percevait de chaque membre la somme de vingt sous, afin de payer les frais du bal, du pain bénit, des musiciens, etc. Voici quel fut le scénario de la « frairie » du 22 janvier 1895. Dès dix heures du matin, les viticulteurs du cru se rendirent à l'église précédés de sept musiciens, cinq cuivres et deux violons, de leur belle bannière de soie, de trois grands cierges longuement emmanchés et, bien entendu, de leur patron tout souriant dans sa niche « avec son petit baril et sa tasse d'argent, sa sarpette et son petit fessoué, le tout bien orné d'if et d'autres verdures ». Trois grands pains bénits, portés chacun par deux hommes, reposaient sur des nappes blanches. Les femmes des vignerons se dirigeaient de leur côté à l'office. Après celui-ci, les jeunes, deux par deux, les vieux trois par trois, précédés du syndic et du saint patron juché sur son bâton, rendaient visite à M. le Maire et au sous-préfet. L'après-midi était réservé à la danse.

À la Châtre, en cette année 1895, le représentant de la corporation ne portait plus les insignes de sa dignité ; en revanche, celui de Magny arborait une canne tricolore, des gants blancs et une écharpe bleue et blanche ; ceux qui lui faisaient cortège étaient en blouse, se coiffaient d'un chapeau rond et noir et défilaient avec musette et vielles.

Le pays chartrain était autrefois — ce qui peut sembler surprenant — couvert de pampres. Dans de nombreuses églises d'Eure-et-Loir, on peut encore remarquer ces statues violemment enluminées du grand saint Vincent. Autrefois, à Jouy, à quelques kilomètres de Chartres, les vieux vignerons, en petit nombre, écoutaient dévotement la messe le 22 janvier, l'effigie du diacre espagnol était placée dans le chœur, les volutes de sa niche étaient ornées d'un flacon de vin de l'année. Puis avait lieu la mise aux enchères du bâton — souvent déposé dans les cafés du village — et tous les disciples de Bacchus se réunissaient pour manger ensemble une bonne brioche arrosée du vin un peu acide du terroir.

En Maconnais, le 22 janvier marquait non seulement la fête du patron de la vigne, mais aussi la fin des durs travaux d'hiver. Le traditionnel repas se composait d'une oie, d'un plat de haricots à la graisse d'oie, de beignets appelés couques que l'on faisait avec du pain, de la brioche rituelle en ce jour de liesse et de matefaims (sortes de crêpes).

La Bourgogne a toujours tenu à honneur de célébrer dignement celui qui protège ses plants. Dans l'Yonne, d'après le folkloriste C. Moiset, « à Ligny le Chatel, le jour de la Saint-Vincent, au milieu du pain bénit que les vignerons portaient solennellement à l'église, est placé un petit bonhomme en pâte (d'environ 25 centimètres de hauteur), qu'on appelle le Mirlousé (sorte de marmouset). Cette figurine, après la messe, est jointe au chanteau, que l'on remet au vigneron qui, l'année suivante, devra offrir le pain bénit. De grandes vertus s'attachent à ce Mirlousé ; aussi les femmes des dépositaires lui réservent-elles une place d'honneur dans leur armoire. Veut-on connaître l'état de santé des membres absents de la famille ? On consulte le Mirlousé. S'il est en bon état, tous les parents le sont naturellement. S'il s'amollit un peu, il y a lieu de s'inquiéter. S'il est atteint de quelques taches de moisissure, il faut veiller avec soin ; car, pour peu que la tache vienne à s'étendre, malheur aux parents éloignés ; il n'est que temps de préparer les habits de deuil. »

À Joigny, gaiement on entonnait ce refrain :

Et vous, messieurs les vignerons,
Faites remoudre vos sarpions.
Vous taillerez les vignes ;
nous mangerons de bons chassouas
à la sauce au verjure ...

À la veille de la dernière guerre, ce repas rituel était encore observé. On sacrifiait un cochon de lait, on le savourait accommodé à la sauce Saint-Vincent, faite d'herbes blanchies, pilées et parées avec des œufs durs, lesquels donnent soif : mais heureusement tous les admirables crus de la côte de Nuits étaient là, au garde à vous, heureux de participer à la bombance.

L'état du ciel était, ce jour-là, examiné avec attention par tous nos bons disciples de Bacchus. Ceux des Ardennes avaient coutume de dire :

La vigne monte au sarment,
l'alouette reprend son chant,
l'Église perd ses joyeux accens.

Car, en effet, le triste carême, autrefois fort rigoureux, approchait à grands pas.

Dans le Berry, nous pouvons noter ce dicton :

à la Saint-Vincent,
l'hiver quitte sa dent
ou la reprend,
ou la passe à Saint-Paul (le 23)
son plus proche parent.

Dans le Maine, on pensait avant tout aux raisins, ce qui est tout naturel :

le jour de la Saint-Vincent,
s'il (le soleil) luit tout le jour, vinée complète,
s'il pleut une partie du jour, demi vinée,
s'il pleut toute la journée, disette ...

Certains de ces proverbes météorologiques sont bien oubliés, mais cependant le souvenir du martyr hispanique reste encore vivant parmi les populations qui se penchent sur les ceps d'où sortira le joyeux vin de France.

Roger VAULTIER.

Le Chasseur Français N°660 Février 1952 Page 126