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Le lièvre

En ce temps-là, j'étais jeune : c'est dire que cette histoire remonte à vingt ans.

Je séjournais dans un petit village méridional dépourvu, à l'époque, de distraction et, mises à part les raisons très personnelles que je pouvais avoir de m'y trouver bien, je m'ennuyais ferme. Un mien cousin, homme de grand sens, estimant que l'oisiveté est mère de tous les vices, entreprit de m'occuper. Il m'embaucha d'abord pour ses vendanges ; mais je trouvai la terre bien basse. En désespoir de cause, il me suggéra de chasser. J'acceptai l'idée sans enthousiasme exagéré, d'autant que, né citadin, je n'avais jamais vu un fusil. Néanmoins, on m'en enseigna le fonctionnement et le cousin me lâcha dans la nature, nanti de son 16, d'une poignée de cartouches et des conseils d'usage, non sans avoir recommandé à Dieu les âmes de mes contemporains.

À partir de ce jour, on put me voir par monts et par vaux, arpentant collines et garrigues, dangereux surtout pour moi-même et les petits oiseaux. J'avais peut-être laborieusement descendu de leur branche une demi-douzaine de ces volatiles, lorsque je fis la connaissance de Topé.

C'était un animal que les gens optimistes dénommaient « chien », encore que son aspect extérieur ait pu faire douter de l'espèce zoologique à laquelle il appartenait. En bref, une horreur : d'un blanc pisseux, le fouet coupé à mi-longueur, des oreilles qui partaient allègrement vers le ciel pour se décourager tout de suite et retomber lamentablement d'une manière dissymétrique. Ajoutez un ventre rebondi et des petits yeux de cochon et vous aurez une idée de l'animal qui, tel qu'il était, avait à mes yeux deux vertus : il chassait, et avec tout le monde.

Du jour où nous fûmes amis, nous chassâmes ensemble. Comprenez que nous partions de concert et que chacun chassait ensuite pour son compte, comme il l'entendait : Topé avait le naturel d'un franc-tireur et moi, mon Dieu, j'étais incapable d'utiliser un chien, quel qu'il fût.

Les choses en étaient là lorsque sonna à l'horloge de l’Éternel le 14 septembre 19 ..., jour à jamais mémorable.

Ce jour-là, je « faisais la plaine », mis comme un bohémien. Topé escarmouchait dans les environs. Ma musette n'était riche que d'une espèce de serin jaune et noir lorsque j'abordai par le travers une assez vaste vigne. J'y avais à peine mis le pied qu'il se fit un fracas terrible et je vis, à dix mètres devant moi, détaler vers ma gauche, entre deux rangées de ceps, un animal qu'à ses grandes oreilles je reconnus tout de suite pour un lièvre, en ayant vu des gravures dans les livres.

Mon émoi fut tel que, transformé en dieu terme, la bouche ouverte, je le regardai partir. Il s'en fut à grands bonds jusqu'au bout de la vigne, où il se trouva face à un « estouble », un chaume ras comme la main. Pourquoi ne voulut-il pas s'y engager ? Je l'ignore. Quoi qu'il en soit, il rebroussa chemin quelques rangées plus loin et revint vers moi.

Alors il se fit dans mon esprit comme un déclenchement, et dans un éclair je réalisai que le lièvre est créé et mis au monde pour être tiré. Je mis en joue d'une manière désordonnée, cherchai avec une ligne de mire introuvable le dessous des oreilles, et ... pan ...

Et les oreilles s'en allèrent ...

Je les regardai partir et, lorsqu'elles eurent disparu au bout de la vigne, je mis mon fusil à la bretelle et m'en fus comme devant. En moi-même, je récapitulai les mille et une raisons pour lesquelles moi, pauvre débutant, j'avais raté ce coup royal. Mais, au fond de mon cœur, je sentis poindre un regret cuisant : on n'est pas philosophe à vingt ans.

Cent pas plus loin, je songeai à Topé. Appels, sifflet ; rien. Soudain, une pensée terrible : « Si mon coup de fusil avait fait tout de même une victime ? » Demi-tour !

Je n'allai pas loin. En me retournant, à mes pieds ... O grand saint Hubert ! O notre patron à tous ! Quelles joies ne sais-tu pas réserver à tes néophytes ! ... Je vis Topé portant courageusement, laborieusement, pieusement, le lièvre dans sa gueule.

Oui, mes bons amis ; le lièvre. Raide mort.

Je tombai à genoux et j'embrassai Topé comme on embrasse un frère. Et il me dit (des yeux, naturellement) :

« Si tu te figures que c'est drôle de traîner indéfiniment derrière toi cet ustensile ! » Pardon, Topé.

L'affaire fit du bruit. Qu'un étranger tire, même sans permis, des serins sur des branches, cela prêtait tout au plus à sourire. Mais qu'il se permette de tuer le lièvre, celui que trente chasseurs locaux avaient vu, que quinze avaient tiré et que dix au moins projetaient d'occire au point du jour le dimanche suivant, c'était une autre affaire.

C'est ce que, après les félicitations d'usage, mon cousin m'exposa du ton grave convenant aux circonstances. Mais cet homme était né diplomate. Il le fit bien voir.

Lorsque la cousine Julie eut dépouillé, découpé, mariné, préparé, mijoté le lièvre, lorsqu'elle l'eut transformé en un de ces plats succulents qui sont la perdition de l'âme des bons chrétiens, alors des terrines de civet, couvertes de linges immaculés, s'en allèrent, certaines orner la table de l'adjoint de M. le Maire, d'autres surprendre heureusement des voisins aux langues un peu lestes. Et, à midi, je vis arriver une espèce de Don Quichotte, les bras chargés de Moulin à vent en bouteille depuis vingt ans. Le propriétaire de Topé.

Et les dieux hostiles ainsi apaisés, le repas ne fut troublé que par les effluves des vins généreux.

C'est ainsi que, par la vertu d'un coup de veine du tonnerre de ... saint Hubert, je devins chasseur.

Jérôme JOURDAN.

Le Chasseur Français N°661 Mars 1952 Page 137