On a dit de la mouche qu'elle ne pouvait être qu'une
caricature, étant donné les moyens que nous avons de la réaliser. Cette
opinion, quand j'en ai eu la révélation, m'a froissé. Je me suis, par un
réflexe négatif, révolté. Oser traiter ainsi ce petit objet parfois si joli, si
parfait, qu'il mérite notre admiration, notre joie, notre satisfaction après
tant d'efforts surmontés. Ce mot péjoratif est désobligeant pour les petits fly-makers
que nous sommes, nous qui avons tant d'enthousiasme, de foi dans sa réalisation,
dans ses résultats espérés. Un peu de pitié, de charité, épargnez-nous de
grâce. Caricature ! ma mouche ! ...
Mais au fait, qu'est-ce donc qu'une caricature ?
N'est-ce pas un croquis, un dessin, une peinture, une sculpture même qui, en
exagérant, en grossissant le ou les caractères remarquables d'un personnage,
nous permet de le reconnaître immédiatement, en éclair, sans hésitation ?
Pas de fioriture dans la caricature ; pas de travail pénible, semble-t-il,
tout paraît venu avec facilité : quelques traits essentiels, typiques ;
un attribut, un objet familier en vient parfois accentuer le caractère — la
pipe d'Herriot ? par exemple — et le portrait réel, vivant, nous
apparaît, nous étonne par sa ressemblance. Et pourtant il est faux : pas
de perspective, pas de proportions, les couleurs sont fantaisistes ou exagérées ...
Nous reconnaîtrons un âne à ses oreilles longues, étrangement longues ; un
héron à son « long bec emmanché d'un long cou » ; un merle à son
bec jaune et sa parure noire, « cocu qui veut passer pour veuf » ;
nous pourrions indéfiniment citer d'autres exemples en tous les domaines. La
caricature étant de tous les temps, du préhistorique au moderne. J'ai donc eu
tort de me sentir blessé et touché dans mon amour-propre.
Qu'est-ce que je demande, en effet, à ma mouche ?
N'est-ce pas cette ressemblance éclair, exacte ou pas exacte, qui frappera le
poisson et mobilisera en une détente électrique ses réflexes positifs pour lui
faire gober — c'est bien le mot — ma caricature ? N'est-ce pas
le but recherché (et sportif !) de faire prendre mon petit paquet de
plume, de soie, de fer pour ce petit insecte qui flotte en ce moment sur l'eau ?
Que ma mouche soit disproportionnée, qu'elle soit trop noire
ou trop blanche, trop lourde ou trop légère, qu'importe, après tout, pourvu
qu'elle trompe, qu'elle passe pour ce qu'elle n'est pas, mais bien pour la
chose qui excite le poisson au moment même où je pêche. En somme, la mouche « sportive »,
de Skues.
J'ai déjà donné pas mal de définitions de la mouche ; en
vérité, j'avais oublié la meilleure, la plus concise : la mouche est une
caricature d'insecte.
Sans doute ; mais voilà : n'est pas caricaturiste
qui veut ! Pour faire une bonne caricature — n'est-ce pas, Daumier,
toi qui as fait des kilomètres pour aller observer des canards quand tu as
voulu en dessiner, de mémoire selon ta méthode, — il faut avoir l'œil et
la main. Deux choses que l'on estime parfois insuffisantes pour faire un
artiste (on oublie que les peintres anciens n'étaient que des ouvriers), mais
qui ne s'acquièrent pas en un jour. Et nous ne parlons pas d'esprit, puisque,
en ce domaine, il faut admettre — avec les naturalistes modernes — que
les poissons n'en ont pas. Mais que de choses ne faut-il pas avoir apprises,
vues, observées, remarquées, étudiées et pratiquées pour que cette jolie petite
caricature prenne un peu de poisson !
En résumé, et pour conclure pratiquement, je vous dirai :
faites des mouches, commencez par savoir ce que vous voulez imiter,
connaissez-le bien, étudiez le comportement du poisson à son égard avec
ténacité, connaissez bien sa forme, sa vie, son comportement, et après — et
bien après — faites-en la caricature ... aussi exacte que possible
et, surtout, sachez vous en servir.
In cauda venenum ...
P. CARRÈRE.
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