1939.— Demain, premier dimanche de septembre ;
c'est le grand jour. Le grand jour de l'ouverture de la chasse. Et, malgré les
nuages menaçants qui assombrissent l'horizon international, on veut croire tout
de même, jusqu'au dernier moment, que la raison des hommes finira par
l'emporter et que l'orage amoncelé se dissipera. Les chasseurs pensent malgré
tout à cette journée qu'ils attendent depuis des mois. Tout est prêt :
cartouchière abondamment garnie, fusil dégraissé, bottes. Et cet après-midi de
samedi va être comme une veillée d'armes. Chacun fait son plan de bataille :
nous partirons par les Revendus : il y a des grises ; on fera le
plateau le matin, puis, plus tard, les bas-fonds. Il y a du lièvre aussi par
là, et des cailles ...
Soudain la fin du repas est troublée par un roulement de
tambour qui fait résonner la rue. On court à la fenêtre. Le « héraut »,
d'une voix haute et claironnante, annonce qu' « en raison de la situation
l'arrêté d'ouverture de la chasse est rapporté et que l'exercice de la chasse
reste interdit jusqu'à nouvel ordre ».
Et voilà. Adieu lièvres, perdrix, cailles,
tourterelles ! C'est la paix pour eux qui va se prolonger, alors, hélas !
que pour les hommes c'est la guerre qui commence — qui recommence.
Eh bien ! on va reprendre la ligne, en attendant. Canne
en bandoulière, panier au dos, cuissardes aux jambes, j'ai enfourché ma
pétrolette et filé vers la rivière. On passe la Loire sur son joli pont
suspendu, on tourne à gauche et, après quelques virages au-dessus de l'Ance que
surplombe la route, voici Laroche. Je remise ma « voiture » et me
hâte d'aller sur le pont me rendre compte de l'état de la rivière. L'eau est
vraiment jolie, assez forte, pas trop claire, tout juste ce qu'il faut pour le
devon. Sur le parapet, je monte ma ligne ; à la soie solide je fixe un
fort bas de ligne capable de sortir une bête de quatre ou cinq livres ;
entre le bas de ligne et la soie, une chaînette d'émerillons pour éviter le
vrillage ; et, tout au bout, un devon doré mat, ni trop gros ni trop
petit, avec quatre crochets triples : deux en queue et un de chaque côté.
Avec ça, si une truite s'accroche bien, elle peut toujours tirer. Et vous
pouvez la sortir d'autorité et sans crainte.
Un moment, je m'accoude au parapet avant de descendre.
Au-dessous, en amont du pont, le barrage tombe bien, dans une chute d'écume
blanche comme neige. Une truite, là, tout contre la pile, le nez au courant,
semble immobile. Je la regarde un moment, fuseau noir dont seul le petit
gouvernail de la queue bat imperceptiblement. Elle n'est pas grosse : cent
cinquante grammes à peine. Mais là-bas, à droite, vers le perré du bief qui va
au moulin, en voici deux plus belles qui tournent en rond, puis, d'une brusque
détente, disparaissent vers le milieu. Soudain, du bouillonnement d'écume, en
voici une qui bondit hors de l'eau et, dans son élan, monte dans la chute
liquide, transparente comme un arceau de verre ; elle retombe, puis
recommence. Mais l'eau n'est pas assez forte pour lui permettre de franchir
d'un bond le barrage, haut de un mètre cinquante, et de monter sur le « plat ».
Oh ! la belle, là, au milieu, sous les bois du barrage ! Plus de la
livre certainement. On ne voit que la moitié de son corps, épais et sombre,
avec une queue large comme la main et qui bat à droite, à gauche,
régulièrement. Allons, je crois que je suis tombé sur un bon jour et, aussi, au
bon moment. Ce n'est pas toujours que cela arrive. Toutes ces dames ont l'air
d'être dehors.
Ne perdons pas de temps. Je descends la berge escarpée,
m'efforçant de ne pas embarrasser ma longue gaule dans les branches, puis vais
passer derrière la première pile du pont pour prendre le barrage par l'aval, de
façon à ne pas être vu. Car, si vous vous montrez, pas une truite ne mordra à
votre appât. Le courant est vif, le lit de la rivière encombré d'énormes
pierres glissantes. Mais enfin, suant et trébuchant, m'y voici. Je laisse
tremper quelques minutes mon bas de ligne dans l'eau afin d'éviter toute
rupture, ce qui arrive souvent lorsque le gut est sec. Et maintenant, allons-y.
Je vous dirai que je pêche à « devonner ». C'est
la pêche au devon, non pas au lancer avec une canne courte et spéciale, mais à
traîner. Vous lancez votre devon avec une bannière à peu près de la longueur de
votre canne : quatre à cinq mètres de fil, puis tirez à vous, ou en
travers, assez vite pour que l'engin tournant ne tombe pas au fond. Pas trop
tout de même, pour que le poisson ait le temps de s'en saisir. Autant que
possible en péchant up stream, comme disent les Anglais, c'est-à-dire en
remontant la rivière et en lançant en amont. De cette façon, la truite ne vous
voit pas venir et, ayant le nez dans le courant, voit arriver le leurre et se
jette sur lui dès qu'il passe à sa portée. Ce n'est que si le courant est
vraiment trop rapide qu'il n'est pas possible de pêcher de la sorte, car, pour
que votre devon aille plus vite que le courant afin de ne pas couler, il
faudrait le tirer à une vitesse telle qu'aucun poisson n'aurait guère le temps
de le prendre. Dans ce cas, on pêche en travers, car, si vous péchiez à
contre-courant, votre engin, trop léger, sortirait constamment de l'eau et, se
bornant à effaroucher le poisson, ne prendrait rien.
Premier lancer. Je commence le barrage par la droite. Une
fois, deux fois, trois fois : rien. Essayons au ras des bois. Le barrage
est fait de troncs d'arbres placés en travers de la rivière et superposés. Sous
ceux du fond sont les repaires des truites. Il faut lancer le plus près
possible, mais gare aux accrochages : ces bois sont la perte des devons et
des cuillères. Je lance encore, et voilà, ça y est. Un coup sec tire ma ligne
et plie le scion. Ça gigote dur. Oh ! tu peux y aller, ma belle, je te
tiens. Et, d'autorité, je la sors de son élément, la balançant sur le bord. Pas
vilaine, ma foi une demi-livre. Attention pour la décrocher, car, en se
secouant, elle pourrait bien vous accrocher le devon dans les doigts. Je la
prends délicatement par les ouïes, puis serre brusquement. Et je puis la
libérer tout à mon aise. Trois crochets en pleine gueule : elle ne risquait
pas de s'en aller. Un coup de tête contre le bout de ma botte et au panier !
Voici donc la première. À une autre. Le devon repart, va
faire sa petite plongée sous-marine, ressort à mes pieds et recommence. On
explore ainsi toute la largeur de la rivière, faisant un pas en travers tous
les trois ou quatre lancers. Ah ! de nouveau. Mais, hélas ! elle a
mordu juste quand l'engin allait arriver à bout de course, presque arrêté. Elle
l'a à peine touché de son nez, que j'ai vu pointer au ras de l'eau, et a fait
demi-tour. Si elle m'a vu, il y a des chances pour qu'elle ne recommence pas.
J'essaie tout de même : il y a de ces bêtes si acharnées qu'elles y
reviennent deux, trois fois de suite, jusqu'à ce que, piquées, elles se fassent
prendre ou, alors, en ont assez et regagnent leur trou d'où elles ne sortiront
plus de la journée. Le devon se balance à nouveau, va se poser là-bas sans trop
de bruit, et je le ramène. Et ça y est encore ! Cette fois, elle a bien
mordu. Et elle tire, tire pour regagner les bois. Le scion, quoique raide,
plie. Ah ! je t'aurai bien, va, grande folle ; pas besoin de tant
gigoter. Je tire moi aussi. Au train où elle y va, ce n'est pas une petite.
Mais, catastrophe ! tout lâche, et mon devon, lancé comme par un ressort,
bondit à plusieurs mètres en l'air et va s'accrocher derrière moi, en haut,
dans les arbres. Ah ! la garce — sauf votre respect — elle m'a
eu ! Mal accrochée, par un coin de bouche sans doute, qui s'est déchiré
sous nos efforts combinés. En voilà une qui n'y reviendra pas de si tôt. Il me
faut un bon moment pour récupérer mon engin. Quand ces outils-là se mêlent de
grimper aux arbres, il n'est pas toujours commode de les en faire descendre,
surtout quand leur élan leur a fait faire deux ou trois tours autour de la
branche. Je l'ai tout de même. Et en avant !
Coup sur coup, j'accroche deux moyennes que je sors sans
peine et mets dans mon panier. Encore un coup là-bas, tout à fait dans le coin,
dans ce petit golfe calme, entre deux grosses pierres. Et voilà la quatrième,
bien jolie — trois cents grammes à vue de nez — que je suis obligé
d'amener à mes pieds et de lever en l'air, car les arbres m'empêchent de la
jeter sur la rive. Elle rechigne bien un peu quand elle se voit enlever de son
élément liquide, mais enfin, brave fille, se laisse mettre sans trop de mal
dans le panier que j'ai ramené devant moi. La voilà enfermée avec, encore, le
devon au bec. Je vais la décrocher sur le bord. Mais la grosse, la grosse que
j'ai vue tout à l'heure sous les bois ! Je voudrais bien l'avoir. Je vais
essayer par-dessus. Je monte sans bruit sur le barrage au-dessus de la chute et
lance au ras des troncs. Au ras et le plus bas possible pour que, sentant
passer le devon derrière elle, elle se retourne et le prenne. Mais j'ai beau
m'acharner, lancer avec toute la précision désirable au risque de m'accrocher
cent fois, rien à faire. Elle n'en veut pas et j'abandonne. Car une truite qui
n'est pas décidée à mordre ne mordra pas, vous pouvez m'en croire, quoi que
vous fassiez pour la faire changer d'avis.
Allons, je laisse le barrage. On verra, de nouveau, avant de
partir. Et je file un peu plus haut, dans ces petits bras ombragés de vernes
qui forment une île et où il y a de si jolis coups. Coup sur coup, deux touches
pour rien. Manquées ! Puis, sous une branche qui retombe au-dessus d'un
petit courant large de deux mètres à peine, une belle sort en trombe après mon
devon, le manque deux fois et, à la troisième, s'accroche. Je l'envoie sur le
sable avant qu'elle ait eu le temps de dire « aïe » ! Elle s'y
décroche d'elle-même en y arrivant : je bondis sur elle quand, d'un saut,
elle était déjà au ras de l'eau. C'était moins cinq.
Ah ! le joli remous, là, derrière cette grosse souche
pleine de racines, au milieu du courant très rapide de ce petit bras long de
quelques mètres à peine ; il y en a toujours quelqu'une là derrière ;
mais difficile à prendre, car il est très malaisé de lancer au bon endroit,
très limité. Au premier coup, pourtant, mon devon a plongé à deux doigts de
l'enchevêtrement de racines. Juste là où il fallait, car, comme un bolide, une
grosse mémère se précipite et se fait accrocher. Il s'est à peine écoulé une
seconde entre mon lancer et la prise. Une belle, cette fois, qui danse une
gigue effrénée et semble folle. Mais j'ai une petite plage de sable à côté, où
je l'emmène de force et où elle fait des bonds comme un cabri. Je l'assomme
pour pouvoir la décrocher sans danger pour mes doigts. Et de six ! Une
jolie bête, celle-là, car à la maison elle accusera ses six cent cinquante
grammes bien pesés.
Sur cet exploit, je me repose un peu. Deux heures de pêche
dans les courants, à travers les grosses pierres où l'on trébuche et dans des
positions souvent difficiles, croyez bien que ce n'est pas une pêche de tout
repos.
Je m'amuse à chercher des yeux les tourterelles qui
roucoulent dans les épaisses frondaisons bordant la rivière. Un martin-pêcheur
passe comme une flèche bleue à un mètre de moi et, tout là-haut, dans la côte,
des perdreaux chantent. Chantez, chantez, oui ! car vous ne vous doutez
pas à quel danger vous avez échappé. Demain, beaucoup d'entre vous auraient vu
se lever leur dernier jour ...
Deux nouvelles prises ont clôturé ma pêche. Alors, le panier
bien garni, j'ai repris la route, après avoir oublié durant quelques heures,
dans la solitude du vallon et le clair murmure de la rivière, la grande
détresse accablant le monde.
FRIMAIRE.
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