La faune des rongeurs aquatiques français se compose
actuellement de quatre espèces : deux indigènes et deux importées ;
une cinquième espèce, celle-là indigène, est en voie d'extinction, malgré la
protection active dont elle est l'objet ; c'est celle des castors.
Les castors se maintiennent encore dans quelques coins
isolés de la partie basse du Rhône et de l'Ardèche, et cependant ce bel animal
habitait encore au Moyen Âge presque toutes les rivières de France ; on
l'appelait en vieux français « le bièvre », et ce nom se retrouve
encore dans bien des rivières françaises, et notamment la petite rivière qui
passe près de Versailles et se jette dans la Seine à Paris, près de la gare
d'Austerlitz.
Je n'insisterai pas sur le castor, ou plutôt j'y
reviendrai dans une prochaine chronique, mais il est bon d'indiquer tout de
suite les caractéristiques générales des rongeurs, afin de ne pas les confondre
avec les insectivores (comme la musaraigne d'eau), ou les carnivores (comme la
loutre).
Les rongeurs sont caractérisés par leur dentition très
particulière ; ils ont les incisives très développées et à croissance
continue, et un espace vide dans la mâchoire à la place des canines.
Des deux rongeurs aquatiques indigènes, seul le plus petit, le
campagnol, ou rat d'eau, est vraiment aquatique. Long de 20 à 25 centimètres
environ, muni d'une queue cylindrique et écailleuse qui a la moitié de la
longueur du corps, il vit dans des terriers qu'il creuse dans les berges des
étangs et des rivières ; il se nourrit d'insectes, de petits poissons,
d'œufs de poissons, mais tout ceci occasionnellement ; sa nourriture
principale est constituée par les plantes d'eau. Les pêcheurs au coup,
immobiles sur la berge ou dans leur bateau, ont souvent entendu près d'eux
ronger les roseaux d'un mouvement continu qui cesse au moindre bruit :
c'est le campagnol d'eau qui est en train de déjeuner.
Quant à l'autre rongeur aquatique français, c'est le
surmulot, ou rat d'égout, qui n'est, en réalité, qu'un semi-aquatique :
sale bête contre laquelle, dans toutes les grandes villes, on organise de temps
en temps des journées de lutte aussi spectaculaires que peu dangereuses pour
l'espèce.
Le ragondin, ou castor de Chili, ou myopotame, est un animal
de la taille d'un castor ; long de 80 à 90 centimètres (avec une queue de
40 centimètres), il arrive à peser 8 kilogrammes ; c'est, en raison de sa
grande taille, une proie facile pour le fusil et malgré les articles affolés
sur le danger qu'il présente pour l'agriculture, c'est un animal bien
inoffensif. D'ailleurs, si les spécialistes s'accordent sur les inconvénients
sérieux que présente le rat musqué, ils n'ont guère de griefs contre le
ragondin en liberté.
En 1905, le prince de Colleredo-Mansfeld, grand chasseur et
grand éleveur, en fit venir quelques couples du Chili en Tchécoslovaquie,
exactement à Dobrisch ; il en importa vers 1930 dans son beau domaine de
l'Abbaye de la Noë près d'Évreux, au bord d'un étang. Malgré le solide grillage
qui entourait leur domaine, des ragondins s'enfuirent et, en 1933, un garde de
la région d'Évreux fut surpris de trouver dans un piège à loutre un rat géant
d'un poids de 6 kilogrammes et qui, par la suite, fut identifié comme étant un
ragondin. Depuis, les chasseurs les tuent au fusil, afin d'en vendre la peau.
Actuellement, les ragondins sont très répandus le long des
rives de la Risle, de l'Iton et de l'Eure, où ils creusent de gros terriers
assez dangereux d'ailleurs pour la circulation des pêcheurs. On en trouve
quelques colonies dans l'Est et en Sologne.
Le ragondin est exclusivement herbivore, mais,
malheureusement, il ne se contente pas des roseaux et des plantes aquatiques et
s'attaque aussi aux cultures maraîchères.
Le myopotame est un excellent faucardeur et il peut, pour
cela, rendre de grands services dans les étangs enherbés. Il est, je le répète,
quasi exclusivement herbivore, et on a vu très rarement qu'il mangeait du
poisson : encore s'agissait-il de poissons morts qu'on lui donnait en
captivité après l'avoir privé de nourriture. Des analyses stomacales et des
analyses d'excréments de ragondins en liberté, il résulte que seuls des
aliments végétaux y ont pu être retrouvés.
Les ragondins sont très prolifiques. La femelle a de quatre
à dix petits par portée et arrive à faire trois portées par an. Le ragondin n'existe
actuellement que dans l'Eure, la Sologne et quelques contrées de l'Est de la
France. Il est complètement absent des bassins de la Garonne et du Rhône.
Bien qu'il faille être très prudent en matière
d'acclimatation, j'estime qu'il s'agit là d'une introduction utile. Évidemment,
le ragondin peut causer des dégâts ; en creusant dans les digues des
étangs, il peut occasionner des fuites d'eau et nécessiter des réparations
coûteuses ; de même, en creusant ses terriers dans les berges des cours
d'eau, il peut y causer quelques dégâts et nécessiter des remises en état
d'éboulements ; à part cela, il ne présente que des avantages. Peut-être y
aurait-il lieu de tenter son introduction dans certains marais de l'Ouest et
certains étangs et marais du Sud-Ouest, où l'importance de la végétation qu'on
ne faucarde pas est telle qu'elle est nuisible à la pisciculture ; ainsi,
la présence de ragondins augmenterait certainement la production piscicole de
ces étangs et de ces marais. D'autre part, sa présence permettrait aux
chasseurs de ces régions d'obtenir, en quelques années, un gibier évidemment de
goût médiocre et assez peu comestible, mais dont la peau atteint une valeur
allant de 1.000 à 1.500 francs pièce.
Cette introduction dans l'Ouest et le Sud-Ouest est, à mon
avis, une expérience à tenter qui n'offre guère de risques et qui présenterait
de sérieux avantages, tant pour les pêcheurs que pour les chasseurs.
Ce que nous pensons du ragondin, nous ne le pensons
certainement pas du rat musqué, dont les dégâts sont plus sérieux.
Nous étudierons ultérieurement le problème du rat musqué et
de son extension progressive en France. J'indique tout de suite que les deux
espèces ne pourront se confondre ; si le ragondin pèse 6 à 7 kilogrammes,
le rat musqué ne pèse que un kilogramme environ, et d'ailleurs le ragondin a
une queue cylindrique couverte de poils, alors que celle du rat musqué est
écailleuse et aplatie latéralement. Aucune erreur d'identification n'est donc
possible.
DELAPRADE.
|