Accueil  > Années 1952  > N°661 Mars 1952  > Page 153 Tous droits réservés

Les Pâques cyclistes

Les sonnailles vont bientôt retentir ... écho lointain à l'airain des clochers dont l'allégresse pascale ouvre tant d'horizons aux cyclotouristes. Pâques ! C'est la porte ouverte sur la grand-route ...

À nous les premières chevauchées, dont certaines iront buter jusqu'au rivage méditerranéen. Si nous voulons nous souvenir de certaine dégringolade sur Saintes-Maries-de-la-Mer, nous n'affirmerons pas que le temps y sera nécessairement serein ... Cependant il serait bien rare que nous n'arrivions pas à capter, au passage, la lumière crue des Arènes d'Arles pour une course de taureaux, ni à bénéficier de cent kilomètres de pêchers en fleurs autour du Ventoux.

Avec un peu de chance le Vercors — à moins que ce ne soit le Forez — établira la transition.

Venant du nord, il n'est pas à prévoir autre chose que la pèlerine avant cette délimitation, d'ailleurs très approximative.

Mais le Jura, mais les Vosges, mais les Pyrénées autant que l'Alpe, mais le Massif Central direz-vous ?

Bien sûr ! Et avec cela la Bretagne, le Cotentin, la Picardie, la Sologne, le Poitou et la Lande (qui borde cette Côte d'Argent que chanta tant Maurice Martin ...).

Nous n'aurons que l'embarras du choix, au moment de partir, après avoir considéré notre porte-monnaie ... C'est bien pourquoi nombre de sorties de Pâques s'exécuteront à courte distance ...

Ce sera avec regret ; car chacun — les plus pondérés en tête — s'acharne à croire que le bonheur est loin. Le cyclotouriste a été gagné par la folie. Tel Parisien se croirait déshonoré de dire qu'il n'est allé que dans l'Avallonnais ...

Nous-même, trop inlassable pérégrin, n'avons soufflé que lorsque des centaines de kilomètres nous séparent du bruit et des fumées de notre capitale. Il n'en faut pas tant, cependant, pour y échapper ... Pâques donc ! Et en route ! À bicyclette.

Résistons à l'appel du train, du car, de l'auto, sinon pour nous poser à pied d'œuvre ... car il n'est pas prouvé que ces engins ne soient — si l'on savait mieux les utiliser — complémentaires à notre recherche de la liberté et du silence.

En une nuit on va des cheminées d'usines aux calanques ... on rejoint dans le même temps les alpages et bien avant eux les puys ...

Un ami partit cinquante et une fois sur les cinquante-deux vendredis que comportait une année. C'est à peine s'il ramena son vélo deux fois à Paris, le laissant pour réaliser la liaison d'un week-end à l'autre ...

Certes, au cours de l'hiver, il troqua souvent sa bicyclette contre des skis ...

Mais, dès que fondirent les neiges ... hop ! à vélo ...

*
* *

Nous y sommes ... car, avec Pâques, elles s'écartent de nos routes, remontant peu à peu vers les crêtes.

Il arrive cependant qu'elles sont encore un charme printanier ...

Les Pâques m'ont fourni plusieurs fois cette occasion.

Le mont Ventoux chaque année, à ladite époque, reçoit l'assaut de quelques intrépides. L'enjeu en vaut la chandelle, croyez-moi. Il y a, généralement, de 4 à 6 kilomètres à parcourir à pied, par le versant nord.

C'est la plus enivrante randonnée de mars ou d'avril qu'on puisse concevoir.

Les fleurs dans la vallée.

La neige au faîte du mont d'où l'on embrasse à souhait, si l'on fait front au septentrion, la chaîne des Alpes, à peine dégarnie de sa parure hivernale, et, si l'on se tourne vers le midi, l'immense déclivité qui glisse (parfois sans l'ombre d'une brume) vers la grande bleue.

L'humilité succède à l'enthousiasme, lorsque, après avoir contemplé, en vainqueur, l'infiniment petit qui vit dans les dessous, on apprend (ou on se rappelle) que Pétrarque vint là dès 1336 (le 9 mai), posant ainsi la première pierre de l'alpinisme littéraire ; car non seulement cet humaniste lointain avait foulé un sommet jusqu'alors inviolé, mais il avait décrit (ou mieux chanté) son odyssée.

Toutefois, il n'est pas que le Ventoux ...

Je vécus, déjà, en avril, au ballon d'Alsace notamment, des journées de bonheur épanoui. La neige atteignait deux mètres de hauteur (alors qu'au Ventoux elle ne dépasse pas 10 centimètres à cette époque). Un puissant chasse-neige avait dégagé la route, élevant, de chaque côté, d'infranchissables murailles.

Quel prestigieux décor !

J'eus sans doute un mirage ... à moins que mon souvenir ne se trouve embelli par le recul ... mais je crois encore avoir accompli les derniers hectomètres sous un ciel aussi bleu qu'au Lavandou ...

J'affirme, à qui veut l'entendre, que le soleil — bien sûr — brillait de feux réconfortants et que la neige ... lisez-moi bien :

la neige ... en flocons épars, tombait cependant encore ...

J'ai rêvé ?

Alors quel beau rêve ...

Ce fut vrai ? ...

Alors, comme la vie est belle à qui sait aller en cueillir les fruits ... après les avoir gagnés ...

Giromagny ! Je n'avais cependant pas fière allure lorsque j'y arrivai la veille pour y dormir.

Une sale bûche, dans les environs d'Audincourt (sur des rails qui franchissent la route en diagonale et où des générations de cyclistes sont tombés, en course ou en randonnée), m'avait, par les soins d'un pharmacien, ramené à l'état — partiel — de momie ... Mais le cœur y était ... Et jamais on ne vit plus heureux fou pédalant le lendemain envers et contre tous les avertissements du ciel, qui, déchaîné au pied du ballon d'Alsace, se calma à mi-col et m'offrit, au sommet, le spectacle inouï décrit plus haut et dont je voudrais, au moins, garder l'illusion ...

*
* *

Sans ma bûche à Audincourt, je passais, peut-être, le ballon d'Alsace dans la grisaille du soir ; de même que, sans le secours d'un montagnard, certaine autre année, dans les Alpes (mais en été cette fois), je n'aurais pu, à mon tour, le lendemain, enlever à une mort certaine (et déjà consommée) une imprudente nageuse.

Son vrai sauveur fut l'homme qui, m'apercevant mal embarqué dans un pierrier du col (muletier) de X ..., accourut vers moi :

— Qu'est-ce qu'il fait là ... avec son vélo ! avait-il grogné.

Nous étions, lui et moi, en altitude ... Lui, accouru, sûr de ses « clous » ; moi, en équilibre instable, glissant petit à petit, grâce à des chaussures cyclistes parfaitement impropres et lustrées, vers le précipice ...

L'idée de passer dans un tel endroit, avec un vélo, avait paru curieuse à cet homme ... même après lui avoir expliqué que dès la première amorce d'un sentier je sauterai en selle et glisserai dans la descente.

Comme quoi le danger est partout ... et toujours ...

Tout cela ne vaut-il pas d'être vécu ?

Ah ! « que si » !

Vive donc la bicyclette et ses dérivés !

Et n'ayons pas peur de rouler ... On écrit trop que le cycliste est en danger, ou qu'il en est un pour l'automobiliste.

Les Pâques sanglantes appartiennent à la littérature des chiens écrasés ... car le cycliste possède cet avantage, sur le chauffeur, qu'il est mieux à l'aise sur les petites routes que sur les grandes ; plus encore sur les chemins ... pour atteindre à l'idéal dans les sentiers ... (voir plus haut).

Prudence, certes !

La peur ... non ...

Volcan là ... ou ailleurs ... nous dansons dessus depuis que notre monde est monde ... et j'apprends, à l'instant, que M. Dubois-Durand-Dupont vient de se casser une quille (lui qui ne sort jamais de chez lui) en se prenant le pied dans un tapis ...

Allez, en selle ...

« Sonnons les cloches » ... comme nous disons dans notre délicieux jargon ...

René CHESAL.

Le Chasseur Français N°661 Mars 1952 Page 153