Il est d'usage en fin d'année de dresser un bilan ;
certaines entreprises l'établissent à d'autres époques, même en agriculture ;
on fait des reprises de fermes à la Saint-Georges, à la Saint-Martin, à la
Saint-Michel ; néanmoins, il est logique de réfléchir avant de tourner le
dernier feuillet, tandis que l'on regarde avec curiosité le bloc accroché
fraîchement.
Et puis, du passé, on examine les résultats, on s'interroge ;
si l'on veut être sincère avec soi-même, on met dans les deux plateaux de la
balance les actions bonnes ou mauvaises ; en face, les chiffres s'alignent
et l'on repart avec de bonnes intentions que déroutent les hommes, que l'on
déforme inconsciemment, et le temps achève le reste.
On ne parle que de malaise en ce moment ; il est
certain que tout s'y prête ; faut-il qu'au lieu de contempler la terre
couverte de neige, et en pensant à la terre qui mûrirait sous l'influence
bienfaisante et gratuite des gelées, j'en sois réduit en ce dernier jour de
décembre à lever les yeux vers un ciel gris, à entendre la pluie tomber et,
déjà, à imaginer les travaux supplémentaires qu'entraînera la préparation des
terres au printemps, à contempler les mauvaises herbes poussant dans les blés,
ces mauvaises herbes accrues en nombre par les conditions défavorables de l'été
et de l'automne 1951.
Ce malaise n'existe pas seulement au point de vue du temps,
qui n'est pas le temps classique évoqué devant les jeunes qui ne connaissent
pas la neige, alors qu'autrefois ... Consolons-nous dans cet ordre d'idées :
tout est déjà arrivé, pas régulièrement, mais vraisemblablement suivant des
cycles que des spécialistes voudraient bien ordonner en périodes régulières
pour laisser espérer. Le malaise — qui n'est pas propre à l'agriculture
puisque les quotidiens, qui se soucient rarement des préoccupations agricoles,
sont tous orientés vers les besoins et les aspirations des consommateurs — ce
malaise nous étreint, risque de nous paralyser et de nous mettre dans cet état
d'âme d'hommes ne réagissant plus et attendant la mort.
Les agriculteurs sont inquiets, parce que l'économie de
leurs fermes est bouleversée. La culture traditionnelle abandonne ses
retranchements ; il y a longtemps qu'il n'est plus question d'autarcie
agricole ; la liaison avec les marchés s'est développée, depuis les temps
modernes, mais on sollicite l'agriculture de sortir de chez elle ; tel qui
réservait une certaine surface pour l'alimentation de son cheptel de trait :
chevaux, bœufs ou vaches, est incité à se motoriser et, pour compenser les
achats du tracteur et de ses accessoires, l'entretien, la réparation et tout
simplement la marche normale, il achète des carburants et des lubrifiants, et
les hectares récupérés doivent porter des cultures dont le produit sera vendu.
Que faire ? D'autres céréales, des plantes fourragères,
des plantes industrielles, des cultures spéciales, des plantes nouvelles, et
c'est toute la connaissance des débouchés qu'il faut étudier. Pas simplement
les débouchés locaux, le marché de la ville voisine, mais les débouchés
lointains. Ne vient-on pas de créer un réseau d'information du marché sous
l'égide du ministère de l'Agriculture et avec la collaboration de
l'interprofession fruits et légumes, « en vue de diffuser avec le maximum
de rapidité et d'exactitude tous renseignements sur le marché des fruits et
légumes français » ? On va être documenté non seulement sur le marché
intérieur, mais encore sur les grands centres de vente à l'étranger ?
C'est magnifique, et je songe à une mission que j'ai accompagnée il y a bien
longtemps en Angleterre, pour l'étude des marchés des fruits et légumes.
Londres, Hull, Édimbourg, Glasgow, Liverpool, Manchester avaient été ainsi
prospectés ; le voyage était organisé par les compagnies de chemins de
fer, les anciennes compagnies du Nord, du P.-O., du P.-L.-M. Qu'il faut du
temps dans notre pays pour que l'on prenne connaissance des réalités, et,
élargissant nos frontières, allons-nous aborder avec toute la documentation, la
volonté et l'énergie nécessaires ce fameux Pool vert, moins spectaculaire que
le Pool noir, mais qui est inéluctable avec tous les tempéraments et toutes les
précautions nécessaires ? Il faut se rendre compte, sans faire la
politique de l'autruche, que le temps des péages est passé et que, vue de
Sirius, notre monde est bien petit et ... trop prétentieux.
Mais en se laissant hypnotiser par ce bilan qui est
caractérisé au fond par l'incompréhension de la rapidité déconcertante du
circuit prix-salaires et la faiblesse grandissante de toutes les trésoreries
familiales et professionnelles, on risquerait d'aborder l'année nouvelle avec
une réaction de poulpe s'environnant de noir pour échapper à ses ennemis.
Pensons à l'avenir.
En agriculture s'est constitué un mouvement de jeunesse ;
les cercles de jeunes ont un sens constructif développé ; ils laissent aux
anciens l'action revendicatrice ; celle-ci demande un peu de maturité
d'esprit, l'habitude de chercher à voir clair justement dans les bilans, la
patience de compulser des statistiques et d'en tirer des éléments
d'information. Mais j'aime bien le réseau d'informations qui va fonctionner,
car il ne s'agit pas d'hésiter devant la mise en vente de denrées périssables,
et le défaut des comptabilités est de se confiner à l'immobilisme si l'on ne se
dégage pas assez vite.
Mouvements de jeunes, échanges de vues, enseignement mutuel,
conférences de formation, sorties, visites de tous genres, confrontation de
l'activité personnelle et des réalisations plus ou moins lointaines. Il y a
quelques jours, je suis allé en Seine-et-Marne ; trois cents jeunes de
seize à vingt-cinq ans participaient à des journées d'information ;
peut-on douter de l'avenir devant ces bonnes volontés que des anciens
clairvoyants, dévoués, extrêmement compréhensifs, galvanisent véritablement, au
lieu de les abandonner à leur isolement, à leur timidité ? Mais ne croyez
pas que la région de Paris a le monopole de ces initiatives ; un de mes
anciens élèves anime avec autorité et sagacité un département alpin. Ne vaut-il
pas mieux assister à ce départ qu'à la manifestation de « retours à la
terre » pleins de bonnes intentions respectables, mais qui voudraient
ranimer des ruines ? Mieux vaut prévenir que guérir, dit la sagesse des
nations.
C'est en croyant à ce mouvement en marche qui balayera sans
casser les potiches la poussière vénérable, mais quelque peu étouffante,
qu'accumulent malgré eux les gens lassés et inquiets, que, pour ma part, je
tiens à vous exprimer mes espoirs.
L. BRÉTIGNIÈRE,
Ingénieur agricole.
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