Accueil  > Années 1952  > N°661 Mars 1952  > Page 182 Tous droits réservés

Inventions sans lendemain

On s'est beaucoup amusé, à la fin du dernier siècle, aux dépens d'un auteur qui, s'appuyant sur une arithmétique en apparence irréprochable sur le papier, promettait à qui suivrait ses conseils de confortables rentes, sans rien faire que d'élever six lapines et de tirer parti de leurs rejetons.

À la même époque cependant — pour ne parler que de celle-ci — d'autres sources de merveilleux bénéfices, analogues ou différentes, furent très sérieusement proposées au grand public sans attirer ses sarcasmes, grâce à l'autorité et à la réputation de bon aloi de ceux qui les avaient découvertes ou commentées. Elles n'étaient pourtant pas plus justifiées, comme il nous est facile de le constater aujourd'hui.

L'un de ces Pactoles fut révélé à la population rurale tout entière par un écrivain scientifique de grande valeur, dont la conscience professionnelle, la compétence et la probité technique furent toujours parfaites, et qui, malgré ces vertus, a fait preuve en l'occurrence d'un enthousiasme et d'une foi d'apôtre que rien, absolument rien, dans la suite, ne semble avoir confirmés.

— Qu'on ne s'y trompe pas, s'écrie-t-il en exposant les faits, il y a là une des plus grandes découvertes du siècle !

Ce siècle a alors soixante-quatorze ans. De quoi s'agit-il donc ? Veut-on parler du récent téléphone, de la direction, toujours vainement cherchée, des aérostats, des expériences, encore très discutées, de Louis Pasteur ? Vous n'y êtes pas ! C'est quelque chose de bien mieux, comme nous allons voir.

Nous gaspillons annuellement, dit en substance dans les articles en question H. de la Blanchère, nous gaspillons des dizaines de millions en plumant nos volailles et en abandonnant au vent ou en livrant au balai de la ménagère la majeure partie de ces plumes, dont une faible quantité seulement est conservée, lorsqu'elle l'est, pour garnir les couettes ou les édredons.

Or, si nous les ramassions une à une, sans oublier celles que les oiseaux perdent en se secouant dans la poussière ou en traversant les haies, nous gagnerions, en bénéfice net, autant de fois un franc qu'il y a chez nous d'hôtes de la basse-cour, soit, si nous nous en référons aux statistiques de l'époque, 40 millions de poules, auxquelles il faut ajouter canards, oies, pigeons, pintades, dindons, etc. ; bref, bon an, mal an, un profit qui, calculé en francs ... diminués d'aujourd'hui, équivaudrait à une douzaine de milliards !

Douze milliards perdus chaque année par notre coupable négligence ! Comment, depuis cet avertissement solennel, ne les avons-nous pas encore récupérés ?

Ce ne sont pas les difficultés de placement de la précieuse marchandise qui ont arrêté nos grands-parents, car un acheteur au moins se déclarait alors prêt à la payer au prix de vingt francs le kilogramme. Nous avons son nom et son adresse. C'est un sieur Bardin, habitant à Paris, 48, rue de Bondy.

À vrai dire, cet industriel avisé n'acceptait pas la plume telle qu'on l'avait arrachée du ventre de la bête. Il fallait qu'elle eût subi une petite préparation. Mais celle-ci est très simple, nous affirme le commentateur, qui nous la décrit en ces termes :

« ... Prendre toutes ces plumes ; avec des ciseaux, en couper les barbes des deux côtés tout le long de la côte du milieu, placer ces barbes coupées dans un sac de grosse toile semblable aux sacs à argent, puis frotter à sec, entre les mains, le sac et les plumes dedans avec le même mouvement que les femmes emploient pour le linge. Au bout de cinq minutes, les barbes sont désagrégées, feutrées et enchevêtrées, formant un duvet d'une très grande légèreté et parfaitement homogène ... Ce duvet, ainsi préparé, trouvera acheteur partout. »

Cette dernière déclaration nous démontre que l'opération est fructueuse pour celui qui l'exécute. Mais quel peut être le bénéfice de l'acheteur ? Que va-t-il faire des milliers de tonnes de duvet qui, après une recommandation si expresse, vont s'accumuler dans son magasin ?

« À cette question que je sens venir, écrit encore H. de la Blanchère, il est facile de répondre : ce duvet va servir à faire du drap de plume ! »

Et il précise, dans le n°33 de La Nature (17 janvier 1874) :

« Pour faire un mètre carré de drap de plume, beaucoup plus léger et plus chaud que la laine, il faut 700 à 750 grammes de la matière que nos ménagères vont faire : or, en France, rien qu'en France, nous perdons chaque année de 5 à 6 millions de kilogrammes de ce duvet désagrégé. C'est avec cela qu'on fera 7 à 8 millions de mètres carrés de drap de plume ! Or, ce drap, que nous avons vu, est presque inusable parce qu'au lieu de se couper il se feutre sur les endroits qui souffrent le plus. Il prend merveilleusement la teinture et ne se mouille jamais ; quelle merveille ! »

À cette admiration, certainement sincère et désintéressée, à ce cri de fervent espoir, il nous est aujourd'hui trop facile de répondre. Quel est celui de nos lecteurs qui s'est jamais habillé d'un complet en drap de plume ? Qui en a jamais vu le moindre échantillon sur le marché ? Hélas ! la « plus grande découverte de ce siècle » n'a vécu que ce que vivent les roses, l'espace d'un matin !

*
* *

À peu près dans les mêmes temps, tandis que les chimistes, utilisant les sous-produits de distillation de la houille, commençaient à bouleverser de fond en comble l'industrie des couleurs en remplaçant les vieilles formules par les composés de l'aniline, un nouvel inventeur se proposait de détrôner à son tour l'aniline par un rival formidable : le hanneton !

Un article du Bulletin des Sciences et Arts de Poligny (Jura), de l'année 1875, nous apprend en effet qu'un ingénieux chercheur, le Dr Chevreuse, s'occupant à décapiter des hannetons vivants (!), avait remarqué qu'il s'écoulait de la blessure de ces infortunés insectes un liquide coloré, dont la nuance variait avec le genre d'alimentation, vert foncé chez l'animal nourri sur le chêne, jaune rouge sur le mirabellier, vert clair sur le peuplier, orangé presque rouge sur le pommier, brun marron sur la vigne, etc.

Encouragé par son émouvante trouvaille, le subtil docteur continua ses recherches aux dépens de tous les hannetons du canton et fit, entre autres, ces précieuses remarques :

    1° La substance liquide, recueillie dans des coquilles, ne tarde pas à se dessécher, sous forme d'écailles lustrées, noires et cassantes.

    2° Le hanneton sacrifié pendant son repas donne des granulations résultant d'une digestion incomplète. Pour obtenir une substance pure, il faut l'exécuter quand il est à jeun, cinq heures au moins après son déjeuner.

    3° La matière obtenue est insoluble dans l'huile, l'alcool, etc., mais se dissout dans l'eau aussi parfaitement que les couleurs d'aquarelle, et peut être employée comme celles-ci.

Au moment où le Dr Chevreuse présenta les observations que nous résumons ici, il avait déjà obtenu une trentaine de nuances différentes, qu'on pouvait combiner entre elles pour composer des tons nouveaux, et il espérait en produire d'autres encore. Il ajoutait que ces nuances étaient « solides et fort belles ».

Ces studieuses recherches devaient avoir leur apothéose.

« J'ai montré à la Sorbonne, dit l'auteur, le portrait de Monseigneur Darboy, peint tout entier avec cette matière colorante. La barrette et le rabat étaient noirs : l'érable m'avait fourni cette nuance ; le camail était violet, c'est au hêtre que je m'étais adressé ; la figure était couleur de chair, c'est le prunellier qui me l'avait fournie ; la charmille m'avait donné celle des cheveux, une nuance châtain. »

Après trois quarts de siècle, qui pourra nous dire dans quel musée, dans quel palais des Beaux-Arts, dans quel Louvre, il nous serait possible aujourd'hui d'admirer la vénérable effigie de Monseigneur Darboy, archevêque et martyr, peinte entièrement à la main et au jus de hanneton ?

R. T …

Le Chasseur Français N°661 Mars 1952 Page 182