Les grands animaux, apprivoisés ou poursuivis depuis
longtemps, n'ont plus grand-chose à nous apprendre. Bien moins connus, et
souvent plus nuisibles, sont les petits, les insectes, et notamment ceux qui
vivent en société : tels sont les termites. Bien qu'ils ne fabriquent pas
de venin et ne transmettent aucune épidémie, ils viennent en bonne place parmi
les fléaux de l'Afrique.
La partie visible de leur travail est une sorte de château
fort, d'où rayonne un réseau de sapes. Chaque espèce (1) bâtit sa bastille
suivant ses moyens, les matériaux à sa portée et les usages du clan. Dans la
brousse, parmi les épineux clairsemés, on voit, surtout après l'incendie annuel
qui réduit en cendres tout le sous-bois, un peuplement de champignons
grisâtres, de la taille d'un tabouret de piano, ou encore un buisson dont les
branches émergent d'un bloc de ciment, ou bien une pyramide élancée, hauteur de
girafe, encadrée de flèches gothiques. Les pistes issues au pied de ce donjon,
pareilles à des racines, ne sont pas des sentiers à l'air libre, car le soleil
tue les termites, mais des tubes enrobant herbes, bois mort, buissons ...
serpentant jusqu'au sommet des arbres et qui permettent de se repaître à
couvert.
La matière employée, grise, brune ou rouge selon le terrain,
ressemble à du nougat. C'est un mortier très humide, pétri de grains de sable,
terre ou latérite, et lié par un sous-produit fondamental de la digestion des
innombrables maçons. C'est visiblement la crainte du soleil, des inondations,
de l'incendie et de tous autres ennemis qui dicte à la gent termite de telles
précautions de sécurité.
Quand on fait sur une termitière de taille moyenne, isolée
dans la savane, une coupe verticale par le milieu, on découvre un intérieur
structuré, dédale de couloirs et cellules dont la dimension conviendrait à une
grenouille accroupie. Les unes sont vides ; d'autres contiennent un lit de
terreau où poussent des champignons blancs (ceux que j'ai vus étaient
minuscules). D'autres, en grand nombre, sont occupées par un meuble étrange,
évidemment fabriqué sur place, car, posé sur le sol, il touche parois et
plafond. Cependant il reste détaché, mobile, facile à sortir dès que la chambre
est mise à jour. Il est fait de sciure de bois agglutinée, mais percé de
galeries où passerait le petit doigt. À quoi peut-il bien servir ?
La coupole extérieure coiffe également des sous-sols
aménagés en magasins, pouponnières et chambre nuptiale. Le vaste nid est fait
de ce tissu feuilleté, doux et léger, qu'on déniche dans la ruche souterraine
de nos guêpes. L'un des appartements est occupé par la reine-pondeuse, larve
blanche et dodue, longue et grosse comme le doigt. Autour d'elle trottine le
prince consort, tandis qu'une équipe d'ouvrières s'affaire soit à lui donner la
becquée, soit à récolter les œufs.
La population de la termitière se compose donc des quatre
formes que voici :
- 1° le couple patriarcal, sexué, muni d'yeux ; s'ils
n'ont plus d'ailes, c'est qu'ils s'en sont débarrassés au moment de rentrer
sous terre ;
- 2° les soldats, grands, non sexués, sans yeux ni ailes,
armés de fortes pinces ;
- 3° le peuple des travailleurs, petits, neutres, sans yeux,
sans ailes ; leurs pinces sont faibles, le thorax blanchâtre, la panse
noire ;
- 4° l'essaim, dont les individus, sexués, pourvus d'ailes et
d'yeux, s'en iront fonder une cité rajeunie. Ainsi le couple régnant a pour
fonction la reproduction ; les soldats sont chargés de la défense ;
la masse ouvrière assure les services de construction et réparations de
l'usine, l'éducation des larves, le lancement de l'essaim et l'alimentation de
tous. Enfin l'essaim, qui permet à la gent termite d'ensemencer la brousse
environnante, répond à l'instinct de propagation inné à tout être doué de vie.
On peut supposer que tout ce petit monde vit dans la terreur
et que l'état d'alerte y est normal. C'est l'énorme oryctérope, dit cochon de
brousse (atteint 90 kg.), qui, des ongles et du groin, défonce une paroi de la
redoute et se repaît goulûment ; c'est la colonne de fourmis, magnans ou
fourmis rouges, qui, après avoir tué, pillé, se retire en emportant, chacun sur
son dos, un corps de soldat vaincu ; c'est le lézard, la pintade, le
singe, c'est l'homme qui défend son jardin ou sa case contre la voracité de la
termitière.
Mais l'espoir et le grand œuvre de la cité sont dans son
essaim. Au cours d'une soirée de la saison des pluies, après une copieuse
tornade, sortent, comme sur un mot d'ordre, tous les essaims d'alentour. Le sol
scintille sous une couche légère d'ailes nacrées ; des sortes de fumées
noires s'élèvent en spirales, que les hirondelles traversent et retraversent en
orbes rétrécis ; des enfants ravis emplissent des couffins de gros
termites désailés, qui feront d'excellente friture ...
À genoux près d'un puits de sortie, on voit s'en échapper, à
cadence précipitée, les héros du jour. Chacun, de gré ou de force, est tiré,
traîné, poussé jusqu'à l'orifice, où soudain, pour la première fois, ses quatre
ailes soyeuses et trop longues se mettent à battre l'air. Un autre suit, car le
succès dépend de la rapidité du débit. Le vol est maladroit, ébloui,
ingouvernable, limité à la consigne d'aller le plus haut et le plus loin
possible. Parfois on arrive à former le « nuage », mais le plus
souvent on retombe sans gloire. Au sol, on se délivre, d'un vif haussement
d'épaules, de ces ailes encombrantes, et l'on se met à courir vers la
demoiselle la plus voisine. C'est un jeu de hasard. La rencontre a lieu, et,
sur place, on s'enterre précipitamment. Le jeune couple devient roi et reine à
son tour.
Cependant, que deviennent les équipes de neutres qui ont
réussi à catapulter leur avion vivant ? Tenter de redescendre serait
provoquer dans la cheminée d'ascension un embouteillage fatal. Pour rester
dehors, il faut qu'ils aient la notion du sens unique, et le courage de
sacrifier la plèbe aux aviateurs. Serrés à bloc, terrifiés, ils forment une
plaque brillante à côté du trou ; et tandis que fourmis, oiseaux, lézards
s'en donnent à cœur joie, ils s'immobilisent et ne rentreront que lorsque le
dernier ailé sera sorti.
On reste émerveillé devant cet ensemble de problèmes résolus :
unité de corps et transmission de renseignements et d'ordres sans chef apparent
ni moyens visibles de communication ; travail inlassable, distribué en
services complémentaires et convergeant vers un but précis de protection et
durée ; foules sans nombre, dont un seul couple prolifique assure la
reproduction ; ailes enviées, dont on se défait au premier usage ;
yeux inestimables, qui ne serviront que peu d'instants ; désintéressement
des neutres, sacrifiés au profit des castes supérieures et dont l'instinct
maternel passe au dévouement pour les enfants des autres ...
L'effet obtenu par une telle collaboration d'efforts est que
cette race désarmée, mais pratiquement indestructible, occupe et empoisonne
plus d'un tiers des continents de la planète.
F. DE BÉLINAY.
(1) Les espèces sont nombreuses, de mœurs diverses bien
qu'analogues, et chacune mériterait une monographie. Ici, genre Bellicositermes.
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