J'ai connu des animaux admirablement humanisés : lors
de mon arrivée à Podor, l'enfer du globe, j'eus l'agréable surprise d'être
accueilli par ... une guenon qui m'attendait, visiblement !
Elle me prit par la main, je me laissai faire ;
elle me conduisit à l'hôtel, non sans avoir fait un crochet pour me mener à
l'épicerie voisine, où le commerçant, plongé jusqu'à la ceinture dans un
tonneau rempli d'eau, attendait sagement les clients. La guenon, qui avait
sauté par la fenêtre, me montra obligeamment les choses bonnes à manger que je
pouvais lui offrir en guise de pourboire : bananes, sucre, etc. ...
Je m'exécutai de bonne grâce, puis, son appétit satisfait,
ma soubrette nouveau genre me guida jusqu'au « palace » qui
l'employait de cette originale façon. Nulle confiance ne pouvait être mieux
placée !
Je me souviens avec attendrissement de mon perroquet à queue
rouge, qui fit avec moi, dans les boîtes les plus diverses, bien du chemin
autour du globe. Cet oiseau, perché sur le balcon, frappant avec son bec,
donnait le signal des palabres ou criait : « Aoûtat, la suite ! »
à mon interprète, au moment des repas ... Il exécutait gravement le pas de
l'oie, en chantant : « Et allez donc (bis), c'est pas ton ... »
le mot « père » demeurant dans les limbes. Et les indigènes
manifestaient envers lui un certain respect, nuancé d'étonnement, ce qui ne
faisait que renforcer mon prestige.
J'adresse une pensée émue à ces petits ânes dévoués que
je connus au cours d'une longue carrière. Combien de leurs carcasses, blanchies
au soleil, jonchent les routes des caravanes, comme celles des chameaux,
également dévoués serviteurs de l'homme ! Le « cheval du désert »,
placide et débonnaire, n'est pas espiègle comme l'éléphant, mais sa fidélité
est extrême. S'il ploie les genoux et tombe en cours de route, c'est pour ne
plus se relever ; très attaché à son maître, il tâche de le garantir en
cas d'attaque.
D'autres souvenirs se lèvent dans ma mémoire, qui ne semblent
pas avoir de rapports directs avec le titre de ce chapitre. Et pourtant ...
J'évoque le jour où je m'en fus rendre la justice dans un
village de forgerons Bobos, au centre Afrique. Des gens qui avaient la tête
près du bonnet !
Le chef du village m'exposa ses doléances envers un de ses
concitoyens et fit défiler devant moi une quantité impressionnante de témoins.
L'homme avait toutes les présomptions contre lui. On le condamna à une peine
d'emprisonnement et, conformément à la coutume, on lui mit les fers aux pieds.
Mais je constatai que la foule commençait à murmurer, à
devenir menaçante. Les hommes prenaient leurs arcs et leurs flèches, les toits
des cases commençaient à se garnir de guerriers. Ma petite escorte de
Sénégalais louchait sur ses armes.
Situation difficile, nécessité de ne pas perdre son
sang-froid. Je feignis de ne pas m'apercevoir de l'orage en préparation et fis
venir le chef. Je lui posai quelques questions que je puis résumer ainsi :
« La sentence ne semble pas donner satisfaction à tes hommes. M'aurais-tu
caché quelque chose ? S'agirait-il d'une animosité personnelle que tu
aurais voulu satisfaire ? Tous les témoins ont été cités par toi. »
Les réponses furent assez évasives pour me confirmer dans
mon sentiment. Ordre fut donné de relâcher l'homme. Il y eut quelque flottement
dû à la surprise parmi les noirs, dont certains étaient peut-être assez
désappointés, car quelle belle cible nous aurions fournie ! quel gibier de
choix ! Mais déjà on montait en selle, sans précipitation ni hâte
apparente.
On nous laissa partir. Dès que nous fûmes hors de vue, nous
piquâmes des deux et mîmes une distance raisonnable entre l'inhospitalier
village (qui comprenait environ 2.000 âmes) et nous.
Il ne fallait pas rester sur cette défaite. Peu après, il
fut ordonné au chef, par un courrier, de se présenter au centre avec une
escorte apportant trois mois d'impôts, en avance sur l'an à venir. On fut obéi
au delà des espérances ! Ce fut non pas trois mois, mais un an de
taxes que l'on nous amena avec la nourriture pour plus de huit jours, chaque
membre de la caravane Bobo ayant sur sa tête un couffin plein de mil ou de
manioc.
Le chef imposteur fut mis en prison, le village prié de lui
choisir un successeur, et la région demeura calme, impressionnée par cet acte
d'autorité.
Il ne faut pas oublier que la justice doit être rendue en
tenant compte de l'humanité, mais aussi de la coutume, en ces pays ensoleillés.
Le climat joue son rôle dans l'embrasement des passions.
Une habitude des noirs du centre Afrique est de préparer de l'eau-de-vie
de prunes. On jette les fruits tombés dans une cuve, on laisse la fermentation
faire son œuvre, puis on invite tout le voisinage à boire par une nuit de
pleine lune. On puise à la calebasse jusqu'à ce qu'il ne reste plus de liquide,
en racontant des histoires ... Mais souvent les esprits s'échauffent, de
vieilles querelles remontent à la surface.
— Te rappelles-tu quand ton grand-père vola ses
pintades à mon père ?
— Tu oublies que le tien avait ..., etc.
Et la querelle commence, s'envenime. Les hommes se dressent,
les sagaies sont brandies. On se divise en clans ennemis. Un homme, deux
hommes, davantage sont victimes de la vendetta. Le lendemain, la famille vient
en pleurs devant le commandant demander justice.
Et celui-ci peut dire :
— Un meurtre de nuit de pleine lune ? Encore un
coup de l'eau-de-vie de prunes !
L'animal dit féroce ne tue que pour manger ou se défendre,
il n'est pas si dangereux qu'on veut bien le prétendre en raison de cela. Mais
il existe un animal plus cruel, massacrant pour des raisons souvent
mystérieuses, sinon sans raison ... Il est dangereux pour son semblable,
impitoyable envers les êtres qui le gênent ou qui lui déplaisent. Son nom, vous
l'avez deviné : c'est l'homme !
Souvenirs de chasses coloniales du commandant Haberer,
recueillis par
Louis SMEYSTERS.
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