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Le tir de chasse devant les chiens

La bécassine

Il y a tant de choses à dire, tant d'observations à noter au sujet des bécassines, qu'il ne nous a pas été possible, dans Le Chasseur Français de mars, d'en venir aux méthodes particulières de leur tir les plus souvent exposées.

Elles émanent presque toutes d'opinions personnelles et ne possèdent par conséquent pas une compacité d'arguments et de preuves capable de les transformer en vérités assez générales pour toucher la masse, se faire comprendre d'elle et l'enseigner utilement. Elles trouvent des adeptes dispersés par rencontre de tempéraments, mais n'en rassemblent pas.

Une seule manière de tirer la bécassine a pris la forme d'un dogme que tous les chasseurs connaissent bien. C'est la vieille méthode de jadis, laquelle, quoique périmée à notre époque, n'en demeure pas moins la plus classique. Elle est enserrée dans la routine et ne sait pas s'en libérer.

Rappelons en deux mots qu'elle consiste, théoriquement, à laisser la bécassine se débarrasser de ses crochets de sécurité, puis, ensuite, à la tirer lorsque son vol ne devient guère plus compliqué que celui d'une modeste caille.

Il n'en faut pas plus long pour comprendre combien le comportement actuel des bécassines, dressées par le progrès, le snobisme, l'insistance des chasseurs et leur armement, oblige d'en parler rétrospectivement.

À moins d'avoir été tous marqués d'un aimable grain de folie, les hommes du bon vieux temps n'auraient pas formulé cette doctrine si les bécassines ne leur étaient pas parties près des jambes. Elle ne tient debout qu'à cette condition et confirme même, en ce cas-là, que les fusils à baguette de bonne fabrication étaient des armes excellentes qui ne craignaient pas la distance. Celle-ci grandit rapidement entre le départ de la bécassine et son changement d'allure après son troisième crochet.

Quoi qu'il en soit, cette vieille méthode cache sous sa forme, apparemment sérieuse, benoîte et judicieuse, une concession au moindre effort. Derrière son aspect raisonnable et posé, elle cache une astuce, qu'elle avoue d'ailleurs implicitement, mais qui passe inaperçue dans le monument de maîtrise personnelle dont ce tir, savamment calculé, donne assez bien l'impression. Cette astuce, bénigne en somme, puisqu'elle tend plus vers la facilité que vers la malfaisance, fait que cette méthode aboutît au tir de la bécassine à l'instant où son vol devient rectiligne et perd son caractère spécifique. Autrement dit : elle le met au service de la casserole, sans souci de « l'embourgeoiser ».

Peut-être, à ce propos, croira-t-on facile de nous rétorquer qu'il en est de même en ce qui concerne la ligne de vol droite, qu'elle trace, dès sa levée du sol, avant de zigzaguer ! Au contraire, la différence est très nette. Pour l'atteindre dans ces conditions, c'est-à-dire avant les crochets, il faut tirer très vite, à l'intuition, tant la projection de l'oiseau dans la ligne droite est de courte durée ; et cela demande une certaine virtuosité.

Bien loin de là : dans le tir de la bécassine partant d'assez près pour qu'on puisse la tirer après ses crochets dans la durée d'une ligne droite plus longue que celle de son départ, on sent le relent d'un guet-apens très médité, qu'on exécute tranquillement en ayant pris toutes les aises possibles.

Lorsqu'on y réfléchit dans l'esprit de foi que tout vrai chasseur doit consacrer à la chasse, cette méthode est assez déplaisante. Elle rejoint la précaution du vent dans le dos, déplorable lorsqu'elle est systématique.

Revenons à d'autres manières de s'y prendre, plus sportives, ayant fait table rase de la présente manie d'attentisme dont nous venons de parler. Celles, tout au moins, qui ne s'ingénient pas à supprimer les crochets et qui s'y attaquent parce qu'ils personnifient le vol de la bécassine. Celles où l'on prend franchement tous les risques d'insuccès ; où l'on donne tout ce qu'on peut donner de soi-même.

Comme, à notre époque, les occasions sont rares, ainsi que nous l'avons expliqué plus haut, de tirer avant ou après les crochets, elles n'en tiennent pour ainsi dire pas compte.

Il est bon de considérer cette conception comme un principe général auquel on peut hardiment s'accrocher. Il est solide parce qu'on se trouve forcé de le suivre ou de ne pas tirer. Or, s'il est avéré que le tempérament fait la pluie et le beau temps dans la question du tir, il ne joue jamais de rôle plus important que dans la chasse et le tir de la bécassine. Et la preuve que ce tir est bien fonction du tempérament se rencontre dans cette vérité indéniable que certains tuent mieux, et dès leurs débuts, la bécassine que la perdrix, plus facile à toucher cependant.

Quel que soit le moyen dont on se montre le plus satisfait, ce moyen n'aura jamais sa valeur réelle sous la forme d'un conseil, aussi explicite soit-il, parce que le tempérament qui lui donne la vie ne peut pas être transmis en même temps. Ce n'est pas tout : il faut s'attendre à d'autres embarras, légers si l'on veut, mais qui comptent tout de même. Il n'y a pas que le caractère et le tempérament qui inspirent les conseilleurs, il y a aussi leurs fusils, qui donnent de la consistance à leurs dires et les réglementent en quelque sorte. Leurs fusils, avec leur calibre, leur longueur et leur poids. Leurs fusils, qui sont une partie d'eux-mêmes, qui les aident à penser ce qu'ils pensent, mais dont le tempérament de ceux qui les écoutent n'est pas certain de profiter. On ne peut pas reproduire correctement un moyen d'action quand on ne possède pas l'instrument avec lequel il a été créé. En voulant l'interpréter en se servant d'un autre, on le dénature, et cela ne mène généralement à rien.

Le tir de la bécassine est un acte de personnalité et non pas un acte d'imitation. Il ne se juge pas d'après les idées d'autrui, ni même d'après les siennes ; mais d'après « Elle », la bécassine, qui seule a qualité pour vous mettre à l'école. Si les opinions ont été inventées, comme tout porte à le croire, pour être partagées dans le sens de l'opposition, la bécassine les aura bien servies. Ainsi l'avis général de ceux qui la connaissent au mieux s'accorde sur l'utilité de la tirer haut, mais diverge avec énergie sur la façon d'arriver à ce résultat. Les uns veulent qu'on la couvre totalement ; les autres se contentent d'un réglage en hauteur, accentué, des canons et d'une pente calculée pour les faire automatiquement tirer haut.

En tout cela, il faut admettre que la conviction, acquise par l'impression qu'on éprouve dans le feu de l'action, tient une part absolument personnelle, et qu'il est bien difficile de se rendre compte si l'on a cru voir, ou si l'on a vu réellement, ce qui vous a paru certain.

Tirer la bécassine sans la voir est une excellente théorie, très logique puisqu'elle s'adresse à un vol brisé à l'excès, plus montant qu'horizontal, même dans les cas où il en donne tout à fait l'apparence. Mais, pour pointer sans le voir un oiseau rapide et de course changeante, il faut agir très vite. La preuve en est que, si l'on n'était pas excessivement preste, on verrait latéralement, tout en s'efforçant de ne pas l'apercevoir, la bécassine dans un de ses crochets, hors du champ de tir par conséquent. On ne peut donc recommander de mettre cette théorie en pratique qu'à des chasseurs très doués, libres de développer leurs dons en de fréquentes sorties, bien meilleures pour leur entraînement que les plus beaux discours. L'obligation de ne pas voir l'oiseau, estimée comme une cause essentielle de réussite, n'a de valeur que pour ceux qui ne la prennent pas à la lettre et savent ce qu'elle signifie dans le langage des maîtres du tir. Tirer sans voir n'est autre chose que la classique expression de la visée sur le point de rencontre de la gerbe et du gibier.

Cependant, bien d'autres la tuent en la regardant et vous enjoignent de la voir au bout du fusil, sous peine d'échecs perpétuels. Ce qui se conçoit dans une certaine mesure puisqu'ils y trouvent eux-mêmes leur réussite, mais ne se comprend plus lorsqu'ils imaginent que chacun saura distinguer l'oiseau exactement comme eux. Dans la distribution des conseils, il y a toujours, en sommeil, une invite à l'obéissance passive qui leur enlève une bonne partie de leur utilité.

Nous avons lu quelque part que la vraie méthode, la seule même, pour tuer la bécassine ordonnait de la tirer à son premier crochet. Elle consiste, après un rapide calcul vous guidant sur l'avance à prendre, à tirer sur le point où l'amènera le crochet opposé à celui qu'elle exécute. C'est-à-dire de tirer à droite, sur un écart semblable, si elle crochète à gauche, et réciproquement. C'est, en somme, une codification scientifique et particulière de la manière de tirer la bécassine sans la voir. La présentation sous une forme géométrique de cette méthode lui donne un aspect plus compliqué que son fond, auquel la pratique procure un bienfaisant rodage.

Loin de nous, après réflexion, de critiquer ce point de vue, qui n'aurait probablement pas vu le jour s'il n'avait contenté personne. Néanmoins, nous pouvons affirmer que tous les chasseurs auxquels nous en avons parlé se sont pris la tête dans les mains dans un élan d'impuissance résignée et nous ont dit, sans exception, en faisant la grimace, qu'ils seraient bien incapables de l'employer. Heureusement, car si elle était véritablement la vraie et, par conséquent, l'unique méthode, l'oiseau de son choix ne serait plus le seul but qu'elle atteindrait ! Le tir formel de la bécassine, automatiquement heureux, réveillerait vite la satiété. Il en résulterait la mort de l'imprévu, suivie par la privation de la joie, qui demeure toujours aussi fraîche, causée par le renouvellement d'un succès de temps à autre interrompu.

Pas une méthode pour tirer la bécassine sans tricher ne peut obtenir l'unanimité, parce que, en réalité, il n'en existe pas d'objective.

Il n'y a que des tempéraments et des moyens, riches ou pauvres, qui se débrouillent à leur façon. C'est pourquoi les sages parmi les conseilleurs — et il s'en trouve que la subjectivité n'aveugle pas tout à fait — ont toujours déclaré qu'en face du foudroyant départ de la bécassine le mieux était de faire ce qu'on pouvait sans se soucier de la science du voisin.

À tout prendre, on ne saurait penser plus raisonnablement.

Raymond DUEZ.

Le Chasseur Français N°662 Avril 1952 Page 196