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Veneurs d'autrefois

Les hommes de ma génération ont connu une époque bien révolue, celle où les petits équipages étaient encore très nombreux.

Par petits équipages il faut entendre ces meutes de douze à dix-huit chiens avec lesquels des veneurs aux moyens financiers réduits pouvaient chasser — fort correctement — à courre. Il y avait ainsi une variété infinie d'hommes si curieusement plantés sur leurs domaines, de ces gentilshommes campagnards, modestes propriétaires terriens pour la plupart, qui, à peu de frais, pouvaient se livrer à ce joli sport. Aujourd'hui, c'est devenu pour ainsi impossible, ceux qui en auraient les moyens n'ont plus le temps et ceux qui pourraient le faire n'en ont plus les moyens. La multiplicité des chasseurs à tir, les syndicats de chasse, la vie moderne enfin ont diminué à l'extrême les territoires ou en ont rendu le prix de location si élevé que le veneur isolé ne peut plus acquérir le droit de découpler sa petite meute.

Chassant surtout le lièvre ou le renard, parfois le sanglier ou même le chevreuil, on pouvait rencontrer chez ces purs des veneurs d'une grande personnalité le plus souvent, et aussi de parfaits originaux.

C'est que les hommes naissent comme la société les font naître. Peut-être existe-t-il encore, cachés dans nos provinces, des rejetons de ces familles qui étaient attachées par leur fonction à leur pays natal, mais ils ne sont plus que le pâle reflet de la petite vénerie d'autrefois.

J'ai connu les uns et les autres et je vous assure que lorsque, à la faveur d'une invitation, nous arrivions chez un de ces convaincus, on pouvait s'attendre à des surprises.

La plus forte que j'éprouvai fut en 1924 ou 1925, lorsque je débarquai dans un coin perdu, aux confins de la Bretagne et du Maine, chez un de ces phénomènes. Ancien camarade de mon père, mais s'étant perdus de vue depuis leur sortie du collège, je lui avais été présenté à une exposition canine où il exposait un lot de ses chiens courants. Comme c'était un homme fort aimable et des plus courtois, il eut la gentillesse de s'intéresser au fils de son ami d'enfance et de m'inviter à venir chasser en sa compagnie : « Vous verrez, me dit-il, comme mes petits poitevins sont amusants sur un lièvre ... » J'étais à mes débuts et enragé d'apprendre ; j'acceptai avec reconnaissance cette cordiale invitation et me voici un après-midi de décembre arrivant chez mon hôte.

Il habitait une propriété, ancienne commanderie du XVe siècle, flanquée de quatre tours, fort délabrée mais avec beaucoup d'allure et située au milieu des bois, il y vivait seul avec un personnel restreint n'ayant qu'un amour et qu'une occupation : la chasse.

Du 1er janvier à la Saint-Sylvestre, toute son existence était organisée afin qu'il pût toujours chasser. L'ouverture le voyait derrière son chien d'arrêt le fusil en mains, puis bientôt il découplait ses poitevins jusqu'à fins mars, courant lièvres. Au mois d'avril, il chassait des sangliers, puis avec ses fox déterrait des blaireaux et des renards jusqu'à l'ouverture du gibier d'eau en juillet. Et c'était ainsi d'une année à l'autre.

À l'époque dont je parle, il avait la soixantaine, mais il n'y paraissait guère, car il était du modèle de ces hommes maigres et secs chez qui la vie active conserve une certaine apparence de jeunesse. Comme l'a dit Balzac, il y a des physionomies prophétiques. Doué d'une agilité et d'une vigueur de corps incomparables, possédant ce sens inné de la chasse développé par une magnifique éducation première que la pratique avait porté au plus haut point, c'était un remarquable veneur, jugeant un chien d'un coup d'œil, un cheval de même et dont, à 50 kilomètres à la ronde, on demandait l'avis pour engager un piqueux, acheter des chiens de remonte ou acquérir un étalon de retrempe.

Il avait aussi un talent qu'il cultivait comme d'autres jouent du violon ou font des vers, il tirait au pistolet et je lui ai vu faire des choses absolument effarantes.

Le soir de mon arrivée et après qu'il m'eut mené au chenil voir les chiens, nous avions regagné la pièce où il se tenait d'habitude, ni bureau, ni salon, ni salle de chasse, mais les trois à la fois. Plus longue que large, éclairée par trois hautes fenêtres et une grande porte-fenêtre donnant sur une terrasse formant perron sur la cour d'honneur, ainsi se présentait cette galerie où on voyait un peu de tout, mais dans laquelle il ne manquait rien qui ne pût satisfaire un chasseur, depuis la bibliothèque remplie d'œuvres traitant de la cynégétique, de la cynophilie ou de l'hippisme, jusqu'aux fauteuils si accueillants après les longues chevauchées, aux massacres, aux trophées couvrant les murs et qui alternaient avec des panoplies d'armes, des trompes, fouets et tableaux de chasse. Plaisamment, car il ne manquait pas d'humour, Edgar de M ... nommait cette charmante pièce son « antre », mais cela formait un ensemble d'un chic et d'un goût très sûr que je n'ai revu nulle part ailleurs.

À l'extrémité de cette longue galerie se trouvait une plaque de fer porte-cible, bien éclairée par des lampes électriques formant réflecteur. C'est là où M. Edgar à ses moments de loisir tirait inlassablement au pistolet.

Il avait fait établir un modèle très original et dont je n'ai vu rien de semblable. Produit hybride de l'arbalète, du fusil à piston, de la carabine à air comprimé et du pistolet de tir, tel était ce merveilleux engin, fort économique du reste, et d'une précision très suffisante de 5 à 10 mètres. Car, ainsi que me l'expliquait M. Edgar, il est inutile de s'entraîner aux longues distances pour devenir un bon tireur : « Le coup de doigt indésirable est le véritable écueil du tir au pistolet. Il faut prendre l'habitude d'agir comme si l'on pressait un citron dans sa main, tous les doigts agissant de concert tant sur la poignée de la crosse que sur la détente, ce qui amène le départ, en douceur, au moment voulu et presque sans que l'on s'en aperçoive. » L'arme en question, d'une conception vraiment peu banale, est assez difficile à décrire.

Commençons par le canon, à 6 pans, long de 6 centimètres et du calibre de 5mm,5. La balle de plomb en forme de diabolo est la munition des carabines à air comprimé de l'époque ; ce canon comporte un pas de vis assez important à sa tranche de culasse, qui se termine par une cheminée de fusil à piston. Pour le chargement, on introduit la balle jusqu'au fond du canon et on met — sans poudre — la capsule bien connue des vieux baguettards. Pas de chien, mais coulissant dans une encoche pratiquée dans ce qui serait la culasse, un cylindre d'acier comportant deux goujons vissés dans la masse et sortant perpendiculairement sur les côtés comme dans une arbalète ; cela sert à armer l'engin que commande une détente d'une douceur extrême.

Outil vraiment extraordinaire qui me permit, à moi qui étais loin d'être un virtuose, de faire de ces cartons dont je me souviens avec attendrissement. Dans la main de M. Edgar, il faisait merveille : il plaçait sa balle où il voulait, s'amusant par exemple à enfoncer des clous en tirant. Je n'ai vu l'équivalent qu'au music-hall, et encore ... Cette arme étrange figure dans ce qui reste de mes souvenirs de vénerie.

Durant mon séjour, je vis prendre trois lièvres par les petits poitevins. C'était dans ce temps-là une chose courante, mais ce que l'on ne pourrait retrouver c'est le cadre, l'atmosphère vénerie, l'« ambiance » dirait-on aujourd'hui où vivaient ces modestes chasseurs d'une époque, comme je vous le disais en commençant, bien finie maintenant.

Guy HUBLOT.

Le Chasseur Français N°662 Avril 1952 Page 198