La gent aquatique obéit à des directives impérieuses que lui
imposent l'instinct et l'atavisme ; les pêcheurs sachant observer ont pu
se rendre compte qu'elles sont immuables, à tel point que, depuis plusieurs
années, un ichtyologiste averti a pu déterminer à quelles heures de la journée
les truites se mettaient en chasse. Il a condensé ses observations dans un
recueil qu'il a nommé : Tables solunaires de Knight.
Il faut leur reconnaître, sinon une rigoureuse exactitude,
une valeur certaine, précieuse en bien des cas. Personnellement, car je me fie
surtout à mon expérience, j'ai pu me rendre compte qu'elles m'avaient permis
d'être au bon moment sur la rivière.
Cependant, tous les confrères n'ont pas pour se guider de
telles précisions, soit qu'ils demeurent sceptiques à leur égard, soit qu'ils
les ignorent.
En règle générale, la truite et l'ombre connaissent, à
certains moments de la journée, un besoin impérieux de se nourrir : à
l'aube, vers midi et le soir, au crépuscule ; il est curieux d'observer
que toutes les truites de la rivière semblent obéir, au même moment, au même
ordre, et cessent de même, toutes à la fois, de s'intéresser aux insectes.
Trois fois par jour ? Comme les humains, alors,
dira-t-on.
Eh oui ! quoique ce ne soit peut-être qu'une coïncidence ;
sait-on jamais ?
Je suis bien certain que les vieux coureurs de rivières, les
pêcheurs chevronnés seront d'accord avec moi pour situer à ces heures-là leurs
plus grandes chances de captures.
Il n'est tel, voyez-vous, que la pratique pour se faire une
idée exacte du comportement des poissons, et toutes les causeries, tous les
grimoires et tous les conseils ne sont que des guides, sans plus. S'ils
évitent, parfois, les déboires désespérants de l'initiation, ils ne peuvent, en
aucun cas, les supprimer radicalement, sans de persévérants essais.
Essayons donc de guider nos jeunes confrères vers les abords
du succès.
La nuit a été très noire, la truite n'a pu trouver toute la
nourriture qu'elle escomptait pour calmer sa faim et ... voilà l'aube.
Les éphémères tombés à l'eau pendant la nuit flottent en
surface, les ailes à plat, morts d'épuisement après la ponte crépusculaire, ou
peut-être aussi parce qu'arrivés au stade final de leur existence précaire.
L'un après l'autre, ils sont happés goulûment, sans hésitation
ni méfiance, dans le calme et le silence ambiants.
Le pêcheur à la mouche sèche ou noyée, connaissant bien son
affaire, est certain de faire des victimes, en truites moyennes surtout, car
les grosses, plus méfiantes, ont regagné leur repaire, dès les premières heures
du jour.
Si la manne a été abondante pendant la nuit, l'appétit du
poisson sera vite calmé, et, seuls, quelques affamés continueront leur chasse
plus avant.
Nous ne compterons guère, à ce moment, faire des merveilles,
sauf exception, évidemment.
Puis, vers midi, les « ronds » se reforment à la
surface ; de-ci de-là, tels de minuscules voiliers, les gracieux
éphémères, bien vivants ceux-là, leurs ailes diaphanes dressées verticalement
sur leur corps filiforme, voguent, s'envolent, se reposent en un incessant
carrousel vibrant et varié.
C'est le moment, c'est un des moments, de la mouche sèche,
très petite et flottant bien.
Une extrême finesse du bas de ligne est indispensable, et,
si le soleil brille, vous vous trouverez bien de frotter vos racines, avant la
pêche, avec une feuille d'oseille pour en atténuer le brillant. Précaution
superflue ? Minutie exagérée ? Mais, là plus qu'ailleurs, nous
pourrons dire : « Qui veut la fin veut les moyens. »
Je vous conseille de n'émettre une opinion péremptoire
qu'après avoir constaté le résultat de cette petite opération.
Les montées ne durent pas à ce moment de la journée ;
rarement une demi-heure, laquelle suffit parfois à faire un panier présentable.
La truite paraît s'offrir un lunch plutôt qu'un repas
substantiel.
Puis c'est le calme pour tout l'après-midi.
Le vrai pêcheur se reposera lui aussi ; il ira
déjeuner, car je suppose bien qu'il n'aura pas commis cette hérésie halieutique
de s'approcher du restaurant ou de la voiture autour de midi ; il serait
alors impardonnable.
Et c'est le soir !
Le soleil baisse à l'horizon, c'est l'heure des grandes
ombres ; l'heure des émotions fortes s'approche.
Petit à petit les ronds se précisent, deviennent plus
nombreux et, bientôt, de toutes parts les truites moucheronnent.
Ne vous pressez pas ; identifiez les insectes qui
passent autour de vous, cherchez à reconnaître l'essaim nuptial qui monte et
descend sans arrêt, dans la poussière dorée du soleil qui décline, en une
sarabande ininterrompue.
Ce moment du crépuscule est bien caractéristique, les soirs
de beau temps ; partout, éphémères, sedges ou phryganes s'abattent sur
l'eau, pondent et meurent.
Quel régal pour la truite !
À mesure que l'obscurité descend, les gros insectes
s'avèrent plus nombreux ; peut-être parce qu'on ne voit plus les petits.
Seuls, paraissent encore, dans le bal, les gros sedges, les
bizarres phryganes, les agrions, et leurs chutes ponctuent la surface de l'eau.
Attention ! les grosses truites, les matrones prudentes
et malignes en diable se sont risquées en pleine eau et prennent leur large
part au banquet de la nature.
Du bout des lèvres, sans aucun bruit, d'une succion précise,
elles aspirent l'insecte, ridant à peine l'eau ; contrairement à leurs
jeunes sœurs qui bondissent pour retomber, tête première, sur leur proie, les
grosses bêtes agissent en pirates avisés et avertis.
Pensez toujours que les petits ronds sont généralement
produits par les plus grosses truites, et que le ferrage doit être instantané
sur tout tourbillon où vient de disparaître votre mouche.
Ce ferrage doit être la conséquence d'un réflexe.
Exercez-vous sur les ablettes, critérium certain d'un apprentissage poussé à
fond.
La nuit est venue ! L'heure légale est passée !
Quel dommage ! Le panier serait vite plein ...
Hélas ! il nous faut céder la place aux braconniers, si
nous ne voulons pas nous-même être assimilé à un vil pirate, pour pêche de
nuit.
Glissons sur ce terrain, ce sera préférable.
Tout ce que je viens d'écrire ne représente que des idées
générales, soumises à bien des modifications.
Ainsi, lorsqu'il pleut légèrement, surtout au printemps, par
une de ces journées basses et tièdes, ne quittez pas la rivière, abstenez-vous
même de manger, si réellement vous êtes un « vrai de vrai » ;
vous aurez des touches à tout moment, surtout en mouche noyée.
Lorsqu'il neige — mais non quand l'eau est polluée par
la neige — ne croyez pas que c'est une certitude d'insuccès ; loin de
là ! L'ombre paraît excité par les flocons, et de toutes petites mouches,
de couleurs vives, seront acceptées avec empressement ; la truite aussi
sera mise en appétit.
Et pourquoi ? Il est à supposer que nos deux étourdis,
se précipitant sur le flocon dès son contact avec la surface, sont tout étonnés
de le voir disparaître dès qu'il a touché l'eau. Nos mouches restant seules
visibles, c'est sur elles qu'elles attaquent sans hésitation.
D'ailleurs, dès que cessera la chute de neige, nos mouches
seront dédaignées.
Par orage, avec accompagnement de coups de tonnerre, il est
inutile de pêcher, mais, si l'eau reste limpide, après le déluge, truites et
ombres se remettront en chasse.
Pour terminer, je dirai que mon bavardage n'empêchera pas
les confrères atteints du virus halieutique de faire voltiger leurs mouches à
longueur de journée, sans autre considération que les beaux lancers élégants et
précis, dans un décor de rêve et un calme reposant.
Marcel LAPOURRÉ,
Délégué du Fishing-Club de France.
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