Quelque sept cents ans avant notre ère, une jeune fille,
Rhéa Sylvia, dont le père était le roi d'Albe Numitor, fut promue à la dignité
de vestale.
Cette distinction, qui lui imposait d'entretenir le feu
sacré et d'avoir des mœurs irréprochables, ne l'empêcha pas de mettre un jour
au monde deux jumeaux, qu'elle nomma Rémus et Romulus. Le scandale était grand.
On lui demanda des explications. Elle n'hésita pas à attribuer au dieu Mars en
personne cette paternité compromettante. Si haute que fût sa référence, elle
fut cependant jugée coupable et condamnée à être brûlée vive. Quant aux deux
innocents témoins de sa faute, la sévérité des lois refusa également de les
absoudre. On les exposa aux bêtes sauvages, sur le mont Aventin.
Il faut croire que le dieu Mars eut alors tout de même le
sentiment de sa responsabilité, car il suscita une louve qui, au lieu de
dévorer les deux abandonnés, les nourrit de son lait. Ils survécurent. Plus
tard, des bergers les recueillirent. Nous rappellerons tout à l'heure quelle fut
leur destinée.
Nous voilà donc, par ce récit, en pleine légende que, selon
la tâche que nous avons entreprise, nous allons essayer d'expliquer par la
possibilité de faits réels.
Ne soyons pas plus crédules que le grand pontife albin, et
laissons de côté le dieu Mars, qui, en l'affaire, est pour le moins suspect.
Reste la louve. Est-elle admissible ? Examinons son cas en toute
impartialité.
D'abord, un animal sauvage, élevant ses jeunes, en quête de
sa propre nourriture, est-il capable d'adopter pour nourrissons des êtres qui
ne sont pas de son espèce et qui, en principe, sont tout désignés pour devenir
sa proie ?
À cela, nous pouvons dès maintenant répondre oui, sans
hésiter. Les exemples de cette substitution sont innombrables. Qui n'a vu une
chatte nourrir des ratons, une chienne des renardeaux, une fouine même, nous
pouvons en témoigner, de petits écureuils ? On dira qu'en ces cas
l'intervention humaine est pour quelque chose dans le résultat obtenu. Mais, si
les bêtes sont libres, on imagine très bien le mécanisme de l'événement :
la femelle nourrice, sachant le moment venu d'exercer la dentition naissante de
sa progéniture, leur rapporte un gibier dont elle-même n'a pas faim
actuellement. L'exemple est courant avec nos chattes domestiques, ramenant au
gîte des souris vivantes ; et quiconque les a observées a pu souvent
s'apercevoir que les petits commencent généralement par avoir peur de ces
choses inconnues qui remuent sous leur nez et qu'ils n'osent pas toucher
d'abord. La souris est momentanément délaissée. Si elle est assez jeune
elle-même pour n'être pas rendue méfiante par l'expérience, elle cherche,
poussée par son instinct, un refuge. Et lequel peut mieux l'attirer qu'un
endroit chaud, qu'on ne sait quelle appétissante odeur de lait environne !
Ce réflexe, nous le connaissons, car nous le provoquons à volonté, quand nous
voulons justement obtenir une adoption de ce genre. De même, il n'est pas
besoin d'une longue surveillance pour s'apercevoir que l'intrus, se frottant et
se mêlant à ses frères de lait, prend à son tour leur odeur. Il est de règle
que la mère s'y trompe. Si, par surcroît, ses mamelles sont gonflées et que
l'intervention du nouveau venu les soulage, ne cherchons pas plus loin. Le tour
est joué.
Mais un bébé humain ne se comporte pas comme un bébé rat,
et, dans le cas qui nous occupe, la durée de son allaitement dépasse de
beaucoup la durée de lactation de sa mère adoptive. Il y a là un contraste qui
semble difficile à concilier.
Pour nous faire une conviction, ne raisonnons pas dans le
vide, mais cherchons si des faits analogues ne se sont jamais produits et ont
pu être plus sérieusement et plus récemment contrôlés que par les contemporains
du roi Numitor.
Tout le monde sait que les enlèvements (nous ne disons pas
élevages) d'enfants par des loups sont un accident banal aux Indes. Des
statistiques officielles, donnant toutes les garanties d'authenticité, le
prouvent annuellement. Il n'y a qu'à les consulter pour en être sûr.
On possède aussi un nombre impressionnant de documents où il
est question d'enfants hindous pour qui s'est renouvelée l'aventure des deux
jumeaux latins. Écartons-en d'emblée la majorité, qui ne sont que d'anciens on
dit, devenus incontrôlables. Mais il en est quelques autres qu'on ne peut
refuser d'admettre qu'en accusant d'impudent mensonge des gouverneurs de
district, des médecins directeurs d'hôpitaux ou des officiers de l'armée
anglaise. Notre défiance n'ira pas jusque-là. Citons l'essentiel de ces
témoignages, dûment enregistrés.
Les choses se passent généralement ainsi. Des chasseurs, ou
des soldats patrouillant au voisinage de la jungle, surprennent une louve
accompagnée de ses louveteaux et d'un enfant de quelques années, qui fuient
devant eux. Ils les poursuivent et, toujours avec beaucoup de difficultés, capturent
le petit d'homme qui se débat, griffe et mord avec fureur ; et ils le
ramènent prisonnier.
Jusqu'à présent, il faut le dire, aucun Européen ou Indien
dont la notoriété soit d'une garantie suffisante n'a été témoin d'une de ces
captures, ce qui n'a d'ailleurs rien d'étonnant. Mais plusieurs ont
immédiatement pris en charge le petit captif. Et celui-ci se présente d'une
telle manière et sous un tel aspect qu'on ne voit vraiment pas où on aurait pu
le découvrir, sinon dans les circonstances indiquées.
Ne retenons que les témoignages vieux de moins d'un siècle.
Voici celui du capitaine Nicholetts, alors en résidence chez le radjah de Hasnapour,
près de Sultanpour, dans la province d'Oudh, et à qui des cipayes de sa
compagnie amenèrent un de ces enfants-loups.
Il paraissait âgé d'une dizaine d'années, se tenait à quatre
pattes et montrait la physionomie la plus bestiale et la plus féroce. Pendant
les premiers jours, la peur qu'il avait des hommes l'empêcha de se nourrir.
Puis il accepta de la viande crue, continuant de se jeter sur tous ceux qui
l'approchaient. On essaya alors de lui donner un chien comme compagnon. Après
quelques difficultés, il l'adopta et prit ses repas avec lui. Ainsi que
l'animal, il maintenait sous ses ongles sa nourriture pendant qu'il la
déchirait de ses dents. Il absorbait en même temps de la terre et des graviers.
Il courait sur les mains et les genoux avec une surprenante rapidité.
On ne put lui faire accepter aucun vêtement, même pas une
couverture, qu'il déchiqueta. Il ne s'habitua jamais à se tenir debout et ne
montra jamais d'attachement à personne, sauf au chien. Mais il était moins
féroce qu'au début et demeurait tranquille, tant qu'on n'exigeait rien de lui.
Il était extrêmement malpropre. Il n'essaya jamais de parler, mais se faisait
comprendre par signes, notamment quand il avait faim. Il ne vécut que quelques
mois et disparut avec son secret, au mois d'août 1850.
En 1874, un observateur scrupuleux, V. Ball, publia
dans une revue connue pour son sérieux et sa tenue scientifique, les Proceedings
of the Asiatic Society of Bengal, de Calcutta, le compte rendu d'une visite
qu'il avait faite à l'hôpital de Sikandra (Provinces Unies) où était interné un
autre sujet, amené là neuf ans auparavant.
Le directeur de l'orphelinat, M. Erhardt, le lui
présenta, en le conduisant par la main.
Il avait alors une quinzaine d'années et mesurait 1m,70. Il
avait le faciès caractéristique des idiots : front bas, mâchoires
prognathes, mouvements déréglés, grimaces de singe. Il reconnaissait les objets
à l'odorat. On avait eu beaucoup de peine à lui apprendre à se tenir debout et
ses bras, à force de le supporter dans la marche, étaient devenus étonnamment
courts, mais très robustes. Lui aussi se déplaçait à quatre pattes avec une
rapidité prodigieuse. Avant d'être reçu à l'orphelinat, il avait été amené chez
le juge de paix d'Agra, en même temps que le cadavre d'une vieille louve, et
deux louveteaux, en compagnie desquels on l'avait trouvé.
Ce témoignage prend une grande importance à la suite d'une enquête
ouverte par le grave Times, en avril 1927, où il est confirmé par une
lettre de Sir John Hewett, lieutenant-gouverneur d'Agra et d'Oudh, qui eut
l'occasion, lui aussi, d'observer le pensionnaire de Sikandra et de le suivre
jusqu'à sa fin, qui arriva vers l'âge supposé de trente-cinq ans. Il était
devenu doux et docile, mais n'avait jamais appris à parler. Il comprenait
cependant la parole humaine et avait même acquis quelques vagues notions
abstraites, grâce aux efforts des pieux directeurs de l'orphelinat.
Faut-il citer d'autres rapports, provenant d'autorités
scientifiques telles que Sir R. Murchison, ou le savant zoologiste Blanford,
publiés dans les Annals and Magazine of Natural History de Londres ?
Ou encore s'en référer à l'opinion de M. Brown, du Service civil des
Indes, qui, parlant de deux enfants-loups qu'on lui amena en 1895, déclare qu'
« il n'y a aucune raison de douter qu'ils aient été véritablement trouvés
dans un repaire de loups » (cité par le général R. G. Burton) ?
Faut-il rappeler la dernière note en date concernant une aventure pareille et
reproduite par une dépêche émise à Lucknow, le 23 septembre 1950 ? Ce
serait répéter les mêmes faits : sauvagerie des enfants, attitude
quadrupède, instincts féroces, inaptitude à s'améliorer, etc. Notons cependant
l'exception d'une fillette de douze ans, recueillie en 1922 par un prêtre
chrétien indien et qui, quatre ans plus tard, était arrivée à « prononcer
quelques mots ».
La place nous étant mesurée, tâchons plutôt de comprendre
comment de tels êtres, s'ils existent, ont pu survivre.
En admettant l'adoption, il est évident que l'adopté ne
court pratiquement aucun risque tant que la nourrice a du lait. C'est après que
les difficultés commencent.
Pour que les conditions aient chance de se réaliser, il faut
que le nourrisson ait, par exemple, une quinzaine de mois, tandis que les
louveteaux n'en ont qu'un. Plus jeune, il serait évidemment perdu, car la
source serait tarie avant qu'il ait pu recevoir une autre nourriture. Mais,
quand arrive, pour lui comme pour eux, le moment du sevrage, vers la dixième
semaine, il peut franchir encore ce dangereux cap.
On sait qu'à ce délai louves, renardes et même certaines
chiennes nourrissent un certain temps leurs jeunes en vomissant sous leur nez
leur propre repas, dès qu'il a subi un commencement de digestion. Ne nous
récrions pas. Les convives sont les meilleurs juges. Et l'enfant, qui a eu le
temps de se « mette à la page », peut fort bien s'accommoder du menu.
On ne considère jamais assez les miracles que peuvent
accomplir la résistance physique et l'instinctive volonté de survivre, chez un
primitif. Et, si la période vraiment critique est l'année qui suit, l'homme-loup
peut tout de même apprendre à capturer de menues proies, ramasser tout ce qui
est comestible. S'il atteint deux ans et demi, trois ans, la balance penche en
sa faveur. Devenu indifférent à ses parents d'adoption, mais restant connu
d'eux, il n'a guère à craindre leur rivalité et, continuant de vivre dans leurs
parages, demeure indirectement sous leur protection.
Que ces êtres deviennent en grandissant de sinistres brutes
semble tout naturel aux uns, tandis que d'autres trouvent là un argument
contraire à la thèse exposée. On a pris pour des enfants-loups, disent-ils, de
simples idiots égarés, ou même volontairement abandonnés par leurs parents dans
la jungle. Le fait s'est produit en France, avec le fameux petit « sauvage
de l'Aveyron », hospitalisé aux Sourds-Muets par Pinel, au commencement du
dernier siècle. Les loups n'étaient pour rien ni dans son abrutissement
complet, ni dans son vagabondage solitaire. Et, si l’on suppose un bébé normal
au moment de son enlèvement, rien ne devrait l'empêcher de redevenir normal
quand les hommes le reprennent sous leur direction.
Mais, réplique-t-on, l'attitude quadrupède, le goût de la
viande crue et les détails du même genre plaident en faveur de la thèse
d'adoption, de « leçons » données par les loups, c'est-à-dire
d'imitation de leurs actes. L'idée ne viendrait pas à un simple idiot de courir
exclusivement à quatre pattes. Et, la chasse étant un art difficile, il serait
plutôt végétarien.
Sans conclure, utilisons ces deux opinions contradictoires à
l'égard du « cas Romulus ».
Que celui-ci et son frère aient pu être nourris par
une louve n'est pas, a priori, inadmissible. Mais que ce héros soit
devenu par la suite le fondateur et le représentant d'une des plus grandes
civilisations du monde est beaucoup plus sujet à caution ! ...
Et, pourtant, ne lui était-il pas resté quelque chose du
tempérament de sa sauvage et féroce nourrice, quand nous le voyons
successivement égorger son propre frère, appeler à lui tous les hors-la-loi
vivant de meurtres et de rapines, enlever les Sabines comme les fauves enlèvent
les brebis, se rendre exécrable par ses instincts de violence et de destruction ?
Quant à son dernier exploit, qui fut de disparaître
subitement aux yeux de tous, dans une nuée d'orage, reconnaissons que, si ce
n'est pas là le fait d'un loup ordinaire, c'est incontestablement celui d'un
authentique loup-garou !
L. M ...
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