Notre civilisation utilise la numération décimale. A
merveille ! Mais tous nos calculs, toutes nos machines, toutes les lois
qui régissent le monde seraient aussi valables si la base de notre numération
était 9, 10, 11 ou 12.
Remarquons qu'il nous reste de nombreuses traces d'une
numération, sans doute en usage chez des peuples pastoraux, dont la base était
12. Ne comptons-nous pas souvent par douzaines ? ... Et cette
numération, il faut le noter, était beaucoup plus commode que la décimale.
Imaginez que votre capital, votre monnaie d'échange, votre revenu ne soit fait
que de troupeaux. Un troupeau de 12 brebis, cela peut se diviser entre 2 ou 3,
entre 4, entre 6 personnes. Au contraire, on ne peut partager 10 que si l'on
est 2 ou 5. Avec 2, 3, 4, et 6, la douzaine l'emporte largement sur la dizaine,
qui n'est divisible que par 2 et 5. La numération duodécimale serait donc plus
normale. Mais, évidemment, elle exigerait deux chiffres de plus : 10 et 11
devraient avoir des signes particuliers. Et la table de multiplication serait
encore plus ardue pour nos écoliers.
Mais, à l'inverse, si on réduisait la base de la numération,
la table de multiplication ne serait-elle pas plus simple ? ...
Certes. Seulement, en même temps, le nombre de chiffres nécessaires pour exprimer
un nombre augmenterait. Aussi nous sommes-nous toujours fort bien trouvés du
système décimal, et personne n'a proposé de changer ce fondement de tous nos
calculs.
Personne jusqu'au jour où l'on commença à concevoir la
réalisation de machines à calculer électriques. De ces machines, nous avons
parlé (1). Nous avons tenté d'expliquer l'essentiel de leur fonctionnement en
nous tenant étroitement à cet essentiel. Mais nous n'avons pas dit que
certaines de ces machines, les plus modernes, toutes celles qui seront
construites demain dans le monde, ne comptent plus selon le système décimal.
Dans le système décimal, chaque roue dentée d'une machine à
calculer a dix dents : voyez votre compteur à eau, à gaz, à électricité :
une dent pour 0, une pour chacun des 9 chiffres. Dans un système à base 5, les
pignons n'auraient que 5 dents. Et dans un système à base 2 ? Ils
n'auraient évidemment que 2 dents : une pour 0, une pour 1. Aussitôt, on
entrevoit combien ce système répond profondément à la structure d'un mécanisme
électrique. Un ergot met le contact ; c'est 1. Il ne met pas le contact ;
c'est 0. À 1, le courant passe ; à 0, il ne passe pas. C'est tout ...
Or ce système à base 2 existe. Il a toujours existé comme
une sorte de curiosité mathématique. Le grand philosophe Leibniz, au XVIIe siècle, a
bien chanté lyriquement son excellence, sa parfaite logique. Il a même écrit
qu'il y voyait la preuve de l'existence de Dieu ! N'empêche que personne
n'imaginait de possibles applications pratiques de ce « système binaire ».
Mais, vers 1930, un jeune professeur de mathématiques de
Villeneuve-sur-Lot, Louis Couffignal, présenta une thèse sur les machines à
calculer, où il proposait d'utiliser ce système et où il montrait que lui seul
répondait parfaitement aux nécessités des machines à calculer électriques dont
on commençait à entrevoir la possibilité.
Base 10, cela veut dire qu'il y a 9 chiffres, plus le zéro.
Base 2, cela signifie : un seul chiffre, plus le zéro. Il y a 0, et puis
il y a 1. Rien d'autre. Le 2 décimal s'écrit déjà 10 en binaire ; c'est la
base du système. Alors, évidemment, le 3, c'est 11. Et le 4 ? En décimal,
c'est 2 fois 2 ; en binaire, c'est 10 fois 10 ; donc 100. Et 5, c'est
101. Et 8, c'est 1.000 ; et 16, 10.000; et 32, 100.000; et 64, 1.000.000,
tandis que 63 s'écrira 111.111 et que 65 s'écrira 1.000.001.
Naturellement, il existe des méthodes assez simples pour
convertir un nombre décimal en binaire et vice versa. Ainsi une brève opération
montre que 1.100.101.111, c'est 815. Ou que 108 s'écrit 1.101.100.
Que devient une addition ? ... Elle est très
facile ; mais elle exige que l'on admette ceci, très gênant pour notre
esprit, que les habitudes décimales pénètrent profondément : 1 + 1 = 10 ;
je pose 0 et je retiens 1.
Ainsi 5 + 7 = 12 est en binaire :
Mais c'est dans la multiplication que commence le triomphe
du système. La fameuse « table », terreur des écoliers, se résume à
ceci, d'une angélique facilité :
1 fois 1 = 1
0 fois 1 ou 1 fois 0 = 0.
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Qui dit plus simple ?
Et ne voit-on pas qu'une multiplication se ramène à la
simple addition du multiplicande avec lui-même ? ... Ainsi 1.101.100 x 101,
c'est-à-dire 108 x 5, s'opère ainsi :
1.101.100 x 101 ——— 1.101.100 00.000.00_
110.110.0__ —————— 1.000.011.100
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Est-ce à dire que l'homme de demain en viendra à cette
solution qui simplifie tous les calculs ? Non. Car l'esprit humain est
ainsi fait qu'il préfère un effort intense et bref à un effort facile, mais
long et surtout monotone. Dans un calcul ordinaire, nous ne risquons guère de
confondre les 2, 7 ou 5 ; mais, dans une longue suite de 0 et 1, nous
avons grande chance de nous embrouiller.
Quand il s'agit de confier un calcul à la machine, tout
change : un mécanisme sera d'autant plus simple qu'il devra faire une
opération plus simple. Et cela ne le compliquera nullement d'être capable d'une
répétition rapide de cette opération simple. Avec le « binaire », les
machines à calculer peuvent donc être bien moins compliquées qu'avec le « décimal » :
le 1, c'est un ergot qui s'enclenche, c'est un contact électrique ; le 0,
c'est l'absence d'ergot, de contact. Et, dans la répétition de 1 ou de 0, la
machine, elle, ne s'embrouillera jamais. Elle peut même aller si vite que la
longueur plus grande des nombres binaires n'influe pas sur la vitesse des
calculs. La machine française inaugurée l'an dernier et construite par Louis Couffignal,
aujourd'hui inspecteur général de mathématiques, peut enregistrer un million
de 1 ou 0 à la seconde, chacun de ces chiffres étant marqué par le passage ou
l'arrêt d'un certain flux électronique.
Cependant, il faut voir encore bien autre chose dans le
système binaire : un instrument de pensée, de raisonnement, de logique.
Admettons que le 1, l'ergot qui enclenche, le courant qui
passe, c'est oui, et que 0, c'est non. Du coup, toutes les idées, lesquelles
peuvent se ramener à une suite de oui et de non, s'expriment par un nombre
binaire.
Et, sur ces nombres binaires, une machine peut se livrer à
toutes sortes d'opérations où les logiciens modernes voient les opérations
mêmes de la pensée humaine, faites simplement selon des procédés tout
différents. Si bien que Louis Couffignal peut annoncer un livre qu'il intitule Machines
à penser ...
Voilà qui peut mener loin.
Pierre DE LATIL.
(1) Voir Le Chasseur Français de janvier 1952.
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