Désiré par les uns, redouté par les autres, attendu par tous
les chasseurs, le nouveau statut de la chasse aura peut-être vu le jour quand
paraîtront ces lignes, mais une loi n'est jamais intangible et, quelle qu'elle
soit, celle qui régira bientôt la chasse en France a peu de chances de durer
plus de cent ans, comme sa devancière. En admettant qu'elle soit affranchie de
toutes considérations politiques, disons aussi démagogiques, elle ne saurait
être qu'un compromis, donc une solution d'attente. Car, pour asseoir un tel
statut sur des bases solides, il faut d'abord être d'accord sur les principes
de ces bases ; or, les chasseurs ne l'étant pas, comment le seraient-ils,
ceux qui les auront discutés ?
C'est pourquoi il serait peut-être plus sage de laisser les
chasseurs organiser la chasse eux-mêmes, dans le cadre de leurs régions, en
sanctionnant par une loi, ou mieux par des décrets qui ne seraient pas amendés,
ce qu'ils auraient décidé seuls. Hélas ! c'est une idée qui tient
présentement de l'utopie.
Et cependant, cette diversité des conceptions constructives
n'est-elle pas seulement le reflet des différentes conceptions de la notion, de
la pratique de la chasse ? Je cherche en vain le trait d'union qui relie
le chasseur rural de nos contrées méridionales, le chasseur de cailles, le
bécassier, le coureur de coteaux ou garrigues et le chasseur de gibier d'eau,
pour lesquels la chasse a conservé son véritable sens, recherche, ruse et
liberté, et le gibier son lustre de conquête, le trait d'union, dis-je, qui les
relie au chasseur des tirés solognots, des battues champenoises et à
tous ceux qui n'ont connu, ou que ne satisfait que la sortie dominicale et caporalisée
par escouades de vingt fusils dans une enceinte infranchissable. On taxe
volontiers les premiers d'anarchistes parce que, pour eux, la chasse est restée
ce qu'elle est dans sa définition de chasse et qu'à ce mot on veut
donner un autre sens.
Le voilà, le grand désaccord ! Or la définition de la
notion de chasse doit forcément précéder un statut ; c'est ce qu'ont
négligé de faire les auteurs des divers projets. Les uns ne l'ont pas su,
s'inspirant d'idéologies ou de slogans adaptés à la circonstance ;
d'autres n'ont pas osé, car la définition qu'ils en auraient donnée aurait
condamné leurs principes. Et c'est pourquoi, faute de base de départ, un statut
prétendant faire la loi sur tout le territoire ne peut être qu'un compromis qui
ne contentera personne.
Les loups, qui se refusent à porter un collier pour manger
une soupe abondante, n'entendent point ôter la laisse à ceux qui sont heureux
de la porter. Ils n'entendent pas davantage aller piller les poulaillers ;
ils ne chassent que les bêtes sauvages. Ils les ont trop chassées, dit-on, et
n'ont plus rien à mettre sous leurs dents ; et c'est pour faire leur
bonheur qu'on dit vouloir les convertir à des manières plus civiles.
J'ai interviewé quelques loups ; voici le résumé de
leurs propos.
Le premier était un vieux loup, sec, osseux, décharné. « Notre
raison de vivre est, me dit-il, la liberté ; ce n'est pas la payer trop
cher que de faire une maigre pitance ; chasser n'importe quoi, même
chimères ou illusions, mais chasser librement, comme ont toujours fait nos
aïeux ! Plutôt mourir de faim que d'accepter le quartier de cheval
quotidien servi par un gardien dans une cage. »
Le deuxième était un louvart. « C'est bien joli,
dit-il, la liberté que chante mon grand-père ; mais voyez sa maigreur.
J'aspire à meilleure chère et j'envie le chien gras ; après tout, un
carcan doré vaut mieux qu'une misère poétique. »
Le troisième; dans la force de l'âge, était le chef d'une
tribu de loups. Il dit : « Les jeunes et les vieux sont également
fous. Les jeunes ne raisonnent pas et les vieux déraisonnent. Nous ne sommes
pas aussi méchants qu'on le dit. Si l'on veut bien s'intéresser à notre sort,
n'est-ce pas nous qui avons provoqué cette affaire ? Ne sommes-nous pas
seuls à devoir exprimer un désir ? Car l'unique problème est d'assurer à tous
un tableau de chasse normal. Or, c'est un fait, notre pays est divisé en deux
vastes régions aux frontières assez imprécises : la jungle et le zoo. Dans
la première, les chasseurs sont plus nombreux que les gibiers et l'on y meurt
de faim ; c'est là, dit-on, la conséquence inéluctable de notre conception
de vie. Dans la seconde, les chasseurs se groupent dans des cages ; un
gardien prévoyant dispense à chacun d'eux plus de gibier qu'il ne peut en tuer.
Étant heureux ainsi, que peuvent-ils souhaiter de plus ? Ils n'ont nul
besoin d'un statut, puisque le statu quo leur permet d'aménager leurs
cages selon leurs goûts et leurs désirs, même de rationner l'appétit de chacun.
On conçoit mal, dès lors, que le statut qu'on nous destine puisse les
concerner.
À moins qu'on nous raconte des histoires et que, chez eux
aussi, le gibier diminue, ce qui serait paradoxal, attendu que le seul remède proposé
à la diminution du nôtre est de nous imposer leur organisation. Vous voyez
bien, monsieur, que nous, les loups, sommes les seuls à avoir besoin d'un
statut, et il n'aurait jamais été question de ce dernier si nous ne l'avions
demandé nous-mêmes. Alors, qu'on nous donne un statut pour nous, fait pour nous
seuls, selon nos goûts, nos mœurs et nos modestes appétits.
» Si l'on ne veut, poursuivit-il, ou si l'on n'ose
définir tout d'abord le sens du mot chasser, que l'on nous dise au moins
la définition du gibier. Propriété du sol, comme les fruits, disent les uns ;
mais de quel sol ? De celui où il se nourrit, ou de celui où il se gîte ?
Il est bien rarement le même en notre pays morcelé. S'il appartient au sol qui
le nourrit, le propriétaire du sol où il se gîte, ce dernier, fût-il chasse
gardée, n'a pas de droits sur lui. C'est le contraire qui est admis,
tacitement, puisque les riverains ont droit à des indemnités pour les dégâts
commis par le gibier provenant des chasses gardées voisines. Ce n'est là qu'une
convention, admise en des régions où chacun y trouve son compte ; mais,
aussi bien, le gîte ou le couvert pourrait conditionner la propriété du gibier.
Or le gibier, même lâché, et tous les migrateurs se moquent bien du
propriétaire du sol. Et c'est pourquoi d'autres ont dit que le gibier n'est
propriété de personne, res nullius, ou qu'il est « bien commun »
appartenant à la nation. Cette définition a beau gêner certains, on aura beau
la contredire par un code et l'opposer à des lâchers massifs de gibiers élevés
par des particuliers, elle est et restera, pour la majorité des cas du moins,
la seule véridique ; car le gibier se nourrit, va et se fixe où il lui
plaît.
» Or, loin de nuire à sa conservation, cette définition
communautaire du gibier conditionne sa sauvegarde.
» Propriété du sol, dans les régions très morcelées, où
la chasse est banale et ne peut se concevoir autrement, le gibier est voué à sa
seule défense, propriétaires et chasseurs ne pouvant rien pour lui. Propriété
de la nation, celle-ci a le droit et le devoir d'organiser sa protection. C'est
parce que, dans les régions de chasse caporalisée, les chasseurs et les
propriétaires, depuis longtemps organisés selon leurs goûts et intérêts,
assurent cette protection eux-mêmes, qu'un statut, dont le but ne saurait être
que cette protection, ne peut viser que les autres régions. Et c'est une raison
de plus pour vous prouver. Monsieur, que nous, les loups, avons seuls besoin
d'un statut et que, par conséquent, il doit être conçu pour nous. Si nos
définitions de chasse et de gibier ne peuvent convenir aux autres, c'en est
bien une preuve de plus. Permettez-moi de rappeler ces mots profonds de
Saint-Exupéry : « La vérité de l'oranger est le sol qui mûrit les
oranges ». »
Ce loup ne parlait pas trop mal ; il voulut bien
poursuivre son discours :
« Le plus grand ennemi du gibier, dit-il, n'est pas le
loup, ni le renard : c'est l'homme. Les premiers chassent par instinct ;
la Nature a créé l'instinct pour assurer la pérennité des espèces, jamais leur
destruction, même lorsqu'il s'exerce au détriment des unes ou des autres ;
car, en ce cas, il porte en lui le frein de la mesure. Inutile aujourd'hui,
certes, pour nous nourrir au sens propre du mot, cet instinct, qui nous est
dévolu par atavisme, n'en est pas moins nécessaire, essentiel, à ceux de notre
espèce ; et c'est pourquoi nous limitons son exercice au seul besoin de
l'assouvir, conscients de la nécessité de ne pas tarir nos victimes ; car,
pour perpétuer l'espèce des chasseurs, il faut perpétuer celle des animaux
qu'ils chassent. L'homme, au contraire, quand il chasse non point poussé par
cet instinct, mais par la décision de sa raison humaine, ne sait pas mettre un
frein à l'appétit de ses désirs, parce que ceux-ci, artificiels, sont à l'image
de la vie moderne, seulement matériels. C'est ainsi que, pour cette espèce
d'homme, le tir, au lieu d'être un moyen et, certes, un élément de joie,
devient le but et constitue toute la joie, la recherche et la découverte ne
stimulant plus de plaisir.
» L'homme seul est marchand ; plus il devient
matérialiste, plus il cherche et découvre des sources de profits : il n'y
a de braconniers que chez les hommes.
» On confond les chasseurs avec tous les porteurs de
fusil ; sur deux millions de ces derniers, ceux qui ont la chasse dans le
sang représentent-ils la moitié ? Si ces derniers étaient seuls à pouvoir
chasser, il y aurait du gibier pour tous. Faire une telle sélection par des
moyens légaux n'est pas tout à fait impossible ; ne limite-t-on pas le
nombre des veneurs à pied ou à cheval en leur imposant l'entretien d'une meute
d'au moins six chiens de race reconnue et homogènes ? Mais, la chasse
étant définie une richesse nationale (je dis la chasse, non le gibier), on
entend l'exploiter, en tirer un profit commercial, et tous les projets de
statuts ont commencé par exposer le nombre de milliards que la chasse procure
au budget de l'État. Partant d'un tel principe, il serait vain d'attendre d'une
loi une diminution du nombre des chasseurs. Je vous donne mon opinion, mais à
titre tout personnel : une raréfaction encore plus sensible du gibier peut
seule provoquer une sélection des chasseurs ; celle-ci opérée, le gibier
reviendrait tout seul, il se reproduit vite ; alors, pour devenir
chasseur, il faudrait être présenté par trois de ceux qui auraient résisté à
l'épreuve, avoir un chien avec lequel on passerait un examen, s'assurer pour
les accidents et quelques autres choses encore. Qui veut la fin veut les moyens ;
mais on ne veut ni l'une, ni les autres.
» Ne voulant pas diminuer le nombre des permis de
chasse, on entend conserver, voire augmenter, celui des massacreurs et, prenant
le problème à l'envers, on fait semblant de croire le résoudre en augmentant la
densité du gibier. Or tout le monde sait que tel terroir peut contenir tant de
perdreaux et tant de lièvres, mais jamais plus, et qu'on peut en lâcher de
nouveaux à grands frais, la Nature en rétablira l'équilibre. Mais nul ne peut
équilibrer le nombre illimité des porteurs de fusil avec le nombre limité de
gibier que permet la Nature. Ce problème insoluble est propre à nous, les loups ;
car ceux auxquels on nous oppose, s'ils ne font pas leur sélection en qualité,
se limitent en nombre, et, j'y reviens toujours, ils n'ont pas besoin d'un
statut.
— Il vous suffirait donc, lui dis-je, d'adopter leur
façon de faire ?
— C'est ce qu'on veut nous imposer, poursuivit-il ;
or, de leurs cages et de leurs caporaux, nous ne voulons en aucune sorte. Les
faits sont ce qu'ils sont et nous n'y pouvons rien ; mais nous pensons
pourtant qu'il y a de suffisants remèdes au mal dont nous souffrons ; ils
sont simples, et les voici :
» Notre gibier appartenant à la Nation, celle-ci le
remet aux chasseurs, qui le prennent en garde et ont le droit d'en prélever une
quantité limitée. Les propriétaires du sol n'ont pas le droit de s'y opposer,
sauf pour protéger leurs cultures, à moins que leur propriété soit close ou
qu'elle soit aménagée en vraie chasse privée sauvegardant la conservation du
gibier, les autres recevant une équitable indemnité, ou réduction d'impôt,
prise sur les permis de chasse.
» Une réserve est établie sur un quart ou un tiers de
chaque territoire communal, en terrain judicieusement choisi et contiguë, quand
la chose est possible, à celle d'une commune voisine, afin d'étendre sa
superficie.
» Le produit des permis de chasse, d'un prix unique et
sérieusement augmenté, sauf le prélèvement en faveur des propriétaires du sol,
est affecté entièrement à l'entretien de brigades de gardes.
» L'acte de braconnage ou de chasse sur les réserves
est puni très sévèrement.
» La vente du gibier est interdite, ainsi que sa
consommation, dans tous les lieux publics, frais ou sous forme de conserves.
» Les gardes et gendarmes peuvent vérifier le contenu
des poches et carniers, ainsi que de tous véhicules ; cela seul permettant :
1° des ouvertures et fermetures distinctes pour certains gibiers ;
2° de limiter le nombre de certaines pièces ;
3° d'empêcher de tuer les pouillards et levrauts.
» Le tout, évidemment à mettre au point dans les
détails, dispenserait d'autres mesures, étant bien entendu que les chasseurs
devraient s'organiser entre eux pour assumer leur rôle de dépositaires du
gibier, qui est leur bien commun.
— Ainsi, dis-je à mon tour, c'est bien à tort que l'on
vous traite d'anarchistes. Au fond, la liberté que vous dites chérir, vous êtes
prêts à consentir qu'on vous la prenne ?
Il répondit avec étonnement :
— Vous n'avez pas compris. La liberté que nous voulons
garder, c'est celle de chasser un gibier naturel, de façon naturelle,
c'est-à-dire où notre instinct, notre expérience et notre chien nous disent
qu'il se trouve, lorsque nous pensons qu'il s'y trouve et que nous en avons le
temps. Nous acceptons bien volontiers de subir les réserves, car c'est le seul
moyen de sauvegarder le gibier. Élevages, lâchers ne sont qu'argent perdu ;
nous ne croyons qu'en ce qui est naturel ; seuls, en bien des endroits,
des fortins naturels, inaccessibles aux chasseurs, ont pu sauver quelques
espèces. Mais réserver n'est rien si l'on ne peut garder, et c'est pourquoi
tous nos efforts doivent être portés sur les gardes. Moyennant quoi, qu'on nous
laisse chasser quand la chasse est permise, qu'on ne nous enferme pas dans des
parcs de gibier entravé et qu'on ne nous rassemble pas, sous l'œil et le
commandement d'un adjudant, aux jour et heure de son choix. »
Ainsi parla ce chef d'une tribu de loups, tandis que le
louvart grinçait des dents et haussait les épaules et que le vieux grand loup
ricanait : « Ah ! les fous ! »
GARRIGOU.
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