Accueil  > Années 1952  > N°663 Mai 1952  > Page 260 Tous droits réservés

On ne tue le gibier qu'une fois

Pourquoi le gibier de France a-t-il le redoutable honneur d'être le gibier le plus chassé du monde ?

La passion de la chasse que les circonstances ou le hasard peuvent faire naître, quand le milieu n'a pas agi, en est probablement la cause. Tout homme trouve en lui cette passion ancestrale. Mais elle s'est développée dans notre pays plus qu'ailleurs en raison de l'état physique du territoire auquel se trouvent liées les coutumes et les lois.

Avec la Révolution furent abolis les droits seigneuriaux de chasse qui passèrent aux propriétaires. Mais l'interprétation officielle de la législation nouvelle et la coutume ne firent pas ipso facto un délit de chasser sur le terrain d'autrui. Il faut et il suffit pour établir le droit exclusif du propriétaire que celui-ci en manifeste sa volonté. S'il ne la manifeste pas, on estime qu'il consent tacitement à laisser chasser sur ses terres.

Or le droit de chasse n'a pas grande signification lorsqu'il s'applique à des propriétés de petite superficie. Les ayants droit n'y attachent pas d'importance. Avec la division de la terre en France, les usages firent le reste et tous ceux qui sentirent le besoin de chasser trouvèrent les terrains où ils pouvaient le faire.

Dans les domaines et les grandes propriétés, les choses allèrent souvent autrement. Des régions entières usèrent du texte qui prévoit que nul ne peut chasser sur le terrain d'autrui sans le consentement du propriétaire. Une propriété importante forme un tout cynégétique. Certaines, en raison de leur nature, sont spécialisées dans le gibier de plaine, les autres sont boisées, d'autres, enfin, plus rares, offrent à la fois la terre, le bois et l'eau. Il fut facile de réunir les capitaux nécessaires pour assurer la garde de la chasse, élever le gibier.

Ainsi, du fait des conditions physiques du territoire et de la loi, on peut dire que, durant le XIXe siècle, il y eut les chasses réservées et la chasse banale.

C'est alors qu'un élément nouveau vint modifier les conditions d'exercice de la chasse.

La chasse banale offrait encore de grandes ressources. Le chasseur rustique pouvait partir dans une région giboyeuse. L'aubergiste du lieu le recevait à bras ouverts, lui facilitait son séjour. Les paysans qu'il rencontrait avaient plaisir à parler avec lui. Ah ! s'il piétinait les récoltes, il voyait bien vite qu'il n'était pas chez lui ; mais les choses se bornaient à des cris et à des menaces. Il n'était pas question de l'empêcher de chasser là où il ne faisait du mal qu'au gibier. Il n'en tuait pas assez pour que les gens du pays en soient privés. D'ailleurs, le gibier se vendait mal. Ce fut l'âge d'or de la chasse en France.

Les facilités de transport qui évoluèrent rapidement ont tout changé. La possibilité d'aller vite révéla des chasseurs à eux-mêmes et permit de chasser plus souvent, tandis qu'elle fournissait d'autre part de nouveaux débouchés aux chasseurs villageois.

On n'hésite plus, maintenant, à faire 50 kilomètres pour une demi-heure de passée aux canards, pour assister durant quelques minutes à la croule de la bécasse.

Non seulement le nombre des chasseurs est plus grand, mais chaque chasseur à la possibilité de chasser davantage.

Devant cette situation envahissante de la chasse, le gibier a naturellement suivi l'évolution inverse. Les temps d'ouverture sont restés à peu près les mêmes sur des superficies inchangées, les armes employées sont devenues plus rapides et plus puissantes. Si les sociétés communales ont eu une bonne influence, il n'en reste pas moins, nous l'avons vu précédemment, que la chasse est ouverte tous les jours, de la nuit à la nuit, et que tout chasseur, s'il le veut, reste dans la légalité s'il tue et vend la dernière pièce de gibier.

N'avons-nous pas entendu, tout récemment, un « chasseur » se vanter d'avoir tué le dernier perdreau d'une commune voisine ?

— Comme ça, il en restera davantage l'année prochaine, répliqua un interlocuteur.

On voit des gens, qui n'ont pas autre chose à faire, chasser tous les jours, des étrangers qui, dans leur pays, seraient exclus du droit de chasse abuser sans vergogne de notre hospitalité.

Le gibier a modifié ses allures et se défend mieux. Mais, un jour, les circonstances atmosphériques le mettent à la merci des chasseurs. C'est alors le massacre.

On ne peut être indifférent devant ces maux. La majorité des chasseurs les voient. Je suis persuadé que la loi libérale de 1844 n'est pas en cause. On la pratique et on l'ignore. Il faut organiser l'usage de la chasse.

Je sais que le mot « restriction » a pris chez nous, depuis la dernière guerre, un sens péjoratif. Mais, puisqu'il n'est pas possible, et, d'ailleurs, personne ne le désire, d'agir sur le nombre, il est nécessaire d'agir dans l'espace et dans le temps.

Davantage de terrains où le gibier connaîtra la trêve, davantage de jours où il ne sera pas traqué.

Les données du problème sont assez simples, les remèdes plus difficiles à appliquer.

Ne perdons pas de vue qu'on ne tue le gibier qu'une fois.

Jean GUIRAUD.

Le Chasseur Français N°663 Mai 1952 Page 260