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Le gibier panse ses blessures

Incontestablement le gibier sait panser ses blessures. Tous les chasseurs ont eu maintes fois l'occasion de le constater sans y attacher d'autre importance, et le fait a été consigné dans les colonnes de ce journal. Il autorise quelques réflexions intéressantes. Tout d'abord, si nous classons le gibier en « poil » et « plume », nous observons que le « poil » se soigne plus sommairement et plus brutalement que la « plume ».

Au « poil », il paraît manquer la manière, nous dirions volontiers la méthode et le doigté, si ces expressions n'étaient réservées aux humains.

À la « plume » il ne manque pas grand'chose si l'on tient compte des moyens. Prenons immédiatement des exemples : un renard pincé au piège se coupe la patte sans hésitation pour se libérer. Du moins on le dit ; je ne l'ai jamais constaté, n'étant pas piégeur. Cependant des renards restent pris au piège par une patte. Il faut peut-être en conclure que, lorsque ladite patte est sectionnée en partie, le renard achève l'amputation d'un coup de dents, à moins que plus simplement, à force de tirer, le membre ne « s'ampute » de lui-même. Le cas paraît presque normal lorsque l'os est rompu. Le lièvre pris au collet n'essaie pas de se libérer, même si sa patte est presque entièrement coupée par le filin d'acier. Cela, je l'ai vu au moins une fois en 1916 ; j'étais soldat, le moment n'était pas propice à la méditation ; je cassai les reins au lièvre et le mis dans ma musette en vue d'un civet possible qui s'avéra au surplus illusoire. J'ai tiré du « poil » ayant des blessures récentes ou en voie de cicatrisation. Je n'ai jamais observé de « pansement ». La plupart pourraient pourtant s'arracher avec les dents des touffes de poils et les placer sur la blessure saignante, la coagulation faisant le reste. Il faut en conclure sans doute encore que le « poil » se contente de lécher ses blessures, comme le font les chiens et les chats.

À ce propos, je me rappelle avoir observé à la lorgnette un chamois atteint au flanc. Je le vis examiner longuement sa blessure avec une expression de tristesse infinie, puis y porter le museau à plusieurs reprises pour la flairer ou la lécher ; je ne pus voir qu'une bouche entr'ouverte, mais sans aucun doute le blessé s'était rendu compte de la gravité ; j'avoue que ce spectacle me fut pénible, car j'étais dans l'impossibilité de l'achever, n'ayant en main qu'un fusil de chasse.

Par contre, le « poil » guérit fort bien d'amputations qui entraîneraient la mort rapide d'un être humain, et surtout se « rééduque » parfaitement une fois mutilé.

Un de mes amis, chassant avec moi, tua un jour une chèvre chamois remarquable par sa rapidité. Poursuivie par un chien très vif, elle repassait pour la troisième fois par une cheminée scabreuse unissant deux banchots, dont l'issue unique et lointaine était gardée, lorsque le coup de chevrotines la saisit en plein saut. Avec stupéfaction, nous constatâmes qu'une patte de devant, totalement privée de rotule, était aussi raide qu'un manche à balai ; je me souviens également d'un certain chamois de forte taille, souvent entrevu et jamais tué, qui dévalait sur trois pattes dans la pierraille avec une aisance d'acrobate. Mais tout ceci est un peu en dehors de la question.

Chez le gibier à « plume », le pansement est courant, presque toujours très bien fait. Les fractures même sont traitées avec une intelligence extraordinaire, car je n'ose dire « réduites ». On ne peut plus parler d’instinct devant une telle perfection. Voici quelques observations. Je regrette toutefois de n'avoir pas conservé les pièces à conviction, la gourmandise l'ayant emporté chaque fois, je ne dis pas sur la curiosité, mais l'amour du collectionneur. J'ai donc tué une bécasse ayant une cuisse échancrée par un gros plomb. Un pansement minutieux avait été exécuté à nu, donc après « épilation » préalable, à l'aide d'une mousse très fine formant tampon et d'une herbe sèche enroulée comme par la main d'une infirmière. La mousse avait certainement stoppé une forte hémorragie, et je pense encore combien il aurait pu être intéressant de la déterminer ; je crois me rappeler, en effet, que les terribles hémorragies dentaires ne peuvent être enrayées que par l'emploi d'une mousse exotique rare, d'une très grande finesse ; je donne ce détail touchant l'art dentaire sous toutes réserves, et de toute façon la question me dépasse. Quant à l'herbe, elle avait parfaitement joué son rôle de bande ; et seul le spécialiste en la déterminant aussi aurait pu dire si elle avait été utilisée à l'état vert ou sec.

J'ai pu, quelques années plus tard, relever un pansement identique sur une bécassine blessée à la jointure d'une patte (au genou si l'on veut). Articulation brisée, consolidée par ankylose ; tarses indemnes, restés souples ; pas d'atrophie marquée.

La troisième observation porte sur un râle rouge, ou « roi des cailles », ayant eu le grand os d'une patte cassé, soit entre le « genou » et le « pied ». Les fragments avaient été raccommodés par juxtaposition et probablement une ligature comme on ficelle les deux morceaux d'un bâton cassé. Plus trace de pansement. Les os étaient solidement soudés sur toute la surface en contact, environ 1 centimètre. Par contre, la patte raccourcie d'autant s'avérait complètement momifiée, les tarses en griffe. La blessure paraissait remonter à plusieurs mois. Nous dirions qu'elle était consolidée. On conçoit qu'avec une réduction aussi fantaisiste la circulation n'ait pu reprendre dans le membre brisé.

Enfin, sur du tout petit gibier, tel que grives et alouettes, j'ai pu observer très souvent sur les parties du corps accessibles au bec des pansements plus sommaires, mais certains faits avec du duvet et de menus plumes collées. En effet, la position même des plumes appliquées en leur partie la plus étoffée, le sens des « rachis » ou tubes entrecroisés, souvent tournés dans le sens le moins gênant, permettent d'affirmer qu'il ne peut être question d'un hasard de plumes entraînées par le plomb et collées par l'épanchement sanguin, mais bien d'un véritable pansement fait par l'oiseau avec des matériaux prélevés sur son propre corps.

Pour conclure, il est assez piquant de reconnaître qu'aucun de nous ne saurait en faire autant ... de ses dix doigts. Je vois mal, pour mon compte, le chasseur blessé quelque part ou ailleurs, faute de mieux, se mettre en quête d'herbes propices ou arracher avec désespoir sur son crâne la houppe providentielle.

Ceci doit nous inciter à abréger les souffrances de nos innocentes victimes. Il est cruel et stupide de s'amuser avec du gibier blessé, quel qu'il soit. Pour le chasseur, tuer est bien, blesser est maladroit, mais achever est humain.

J. LEFRANÇOIS.

Le Chasseur Français N°663 Mai 1952 Page 265