Des histoires de chasse véridiques et souvent peu
vraisemblables encombrent les souvenirs de chaque nemrod. Presque toujours les
toutous y jouent un rôle de vedette. Il y a aussi ces histoires de chiens,
multiples et variées, parfois ahurissantes, où l'homme demeure spectateur.
Témoins muets de nombreux faits d'armes dont leur maître ne se vantera jamais,
nos auxiliaires poilus pourraient en conter de bien bonnes ...
Roger, avec une persévérance digne d'éloges, rappelle à
tous les nouveaux venus les prouesses de ma fidèle Lola, qui, les jours de
presse, plumait les perdreaux avant de les rapporter. Paix à cette brave bête.
Pourquoi ne pas encenser sa petite Caddy ... Honneur aux vivants.
Dernièrement, sur les premiers contreforts de Lure, nous fûmes émerveillés par
la « danse du scalp ». Comment ! vous ne connaissez pas cela ? ...
En terrain nu ou peu couvert, c'est un vrai numéro de cirque. L'animal esquisse
un arrêt devant la touffe, puis se met à virer rapidement autour de l'obstacle.
Nouvel arrêt. Nouvelle ronde. Tantôt dans le sens des aiguilles d'une montre,
tantôt à l'opposé. Au bout de quelques minutes, le lapin est à point. Il sort
en remuant la tête de gauche à droite comme pour dire : « Non, non,
plus de ça ; j'ai mal au cœur ! ... » Il s'arrête, repart
en titubant. La cabriole n'est que la conclusion de cette course d'ivrogne ...
Bécasses et perdreaux sont réfractaires à une tactique si fructueuse avec le
poil.
Et la fidélité surprenante de nos braves compagnons ?
Que de bêtes emmenées par route ou rail bien loin de leur domicile ont réussi à
retrouver le logis. Je pense à Diane, une petite chienne croisée qu'on vint me
chiper dans la région aixoise, le 1er août. L'ouverture avait
lieu le 15. Deux semaines de recherches vaines. À l'aube de cette journée tant
désirée, je finissais mes préparatifs lorsqu'il me sembla entendre gémir devant
le portail. Je vais ouvrir ... Diane était là, vrai bloc terreux.
Avait-elle pressenti l'ouverture pour effectuer un terrier libérateur ou simple
coïncidence ?
Et pourquoi ne pas parler de cette catégorie de chiens qui,
avec leur maître, font un tout. Le geste de l'homme, parfois même sa pensée
amènent l'exécution impeccable de ce qu'il désirait ... Ils appartiennent
à toutes les races, ces fidèles amis. Quand toutou et chasseur forment ainsi
une telle équipe, comment peut-on appeler l'amitié qui les lie ? Pourquoi
sourire du désespoir de l'un lorsque l'autre disparaît ? Si vous avez
vraiment aimé un chien, vous comprendrez la peine de Félix à la mort de Belle.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Dans le petit village brûlé de soleil, tout le monde
connaissait « la Belle du Féli ».
« Acó es un tchin ! ... » disaient
les chasseurs sur un ton de suprême admiration (il faut traduire : « Ça,
c'est un chien ! ... »), bras tendu, pouce levé, avec un long silence.
Et ce silence signifie qu'il n'en existe pas un de semblable à cent kilomètres
à la ronde.
Ce fameux chien — une chienne — pouvait prétendre
cousiner avec les races réputées du canton tant son arbre généalogique avait
branches et rameaux. Le père « croisé de pays » ne parlait jamais de
ses grands-parents. Quand la mère, « bleue settérisée », prenait ses
grands airs, certains griffons broussailleux et broussailleurs lui adressaient
des sourires pleins de sous-entendus ... Bref, cette mère mit bas six
chiots aussi affreux les uns que les autres. Félix choisit un laideron femelle,
aussitôt appelé « Belle » pour narguer la nature.
Belle fut l'enfant prodige. À trois mois, premier exploit :
une casserole de deux litres de lait crémeux lappé en un clin d'œil. Son
ventre, baudruche tendue, résista. Un peu plus tard, et dans la même semaine :
douze œufs, des côtelettes, une paire de chaussures cousues main, le manche du
balai ... Ce qui ne la sauva pas d'une raclée maison.
À cinq mois, le premier lapin arrêté ferme détalait pour
s'enfoncer dans un roncier extraordinaire craint des meilleurs chiens du pays.
Dix minutes de travail forcené assuraient l'expulsion du rongeur. Cabriole
magistrale à la sortie. Belle empoignait son premier gibier et le rapportait ...
À dater de ce jour les progrès ne peuvent être suivis. Deux saisons de chasse
en firent une bête incomparable. Félix jubilait. De sa longue vie de coureur de
garrigues, il n'avait éprouvé des joies pareilles. Chaque sortie lui en offrait
une gerbe.
Ne parlons pas de ces ouvertures où il rentrait, bien avant
les autres, éreinté par le poids du gibier. Tout le monde en tue les premiers
jours. Mais, à l'automne, lorsque la plupart des chasseurs retournaient le sac
flasque en disant : « Y a plus rèn ... » (Il n'y a plus
rien ! ...), Félix se contentait de suivre Belle. Elle le promenait
parmi les thyms et les pierrailles, le ramenait dans les vallons, le poussait
vers une touffe de chênes verts, sans se presser. Si elle « rencontrait
bon », comme on dit par ici, quels moments délicieux. Tout d'abord, léger
frémissement de la queue, coup d'œil en arrière — le maître était là — alors,
au travail. Du beau travail ! ... Arrêts de roc, quête rampante sur
la plume, plongeon dans le buisson où Jeannot faisait le têtu. Et ces bécasses
de novembre au vallon Vert ! ... Parfois un lièvre bourru descendu de
la montagne ou un faisan rutilant sorti de la réserve voisine. Belle avait
acquis ce sens spécial de la place à occuper pour faire tirer le gibier dans
les meilleures conditions. Au coup de fusil, telle une flèche, elle s'élançait.
Presque toujours la pièce, proprement tuée, gisait tout près. Si elle n'était
que blessée, Félix pouvait bourrer sa pipe ; à moins d'un lapin réfugié en
quelque terrier, toute bête était ramenée au carnier. Et combien de perdreaux,
touchés par d'autres chasseurs, retrouvés par le toutou ! ...
Après la fermeture générale, le marais amenait de beaux
jours, car Belle adorait l'eau. Bravant le froid, brisant parfois une petite
couche de glace, elle allait bravement pêcher canards et sarcelles tombés au
large. L'intelligente bête devinait s'il fallait se blottir dans l'affût,
rester sur les talons du maître ou fouiller joncs et roseaux. Poules d'eau,
râles noirs et marouettes, ces coureurs d'onde multipliaient leurs allées et
venues au plus profond des fourrés. Belle aimait ça et riait à petits coups de
voix lorsque, poussés à bout, les locataires récalcitrants prenaient
maladroitement l'air.
Si Félix était encore de ce monde, il vous conterait une
passée mémorable, un soir de février, au marais Noir. Les canards arrivaient
par « flots » continus. Quelle pétarade ! ...
Malheureusement, deux jeunes chasseurs arrivés à la dernière minute placés en
avant de son affût avaient tout gâché. Juste cinq canards. Comme il faisait un
magnifique clair de lune, l'homme eut l'idée de faire un tour en bordure où les
boiteux coincouinaient ferme. Dès les premiers roseaux, Belle fonçait et
rapportait un colvert désailé. Tout près, elle cueillait une sarcelle morte.
Plus loin ... Au total onze palmés destinés à engraisser renards et buses.
L'entrée de Félix au bistrot fut sensationnelle. Dès ce jour, en parlant de la
fameuse chienne, tous les habitants disaient : « Es un rastèou. »
(C'est un râteau, une bête qui ne laisse rien.)
La réputation non surfaite de ce bâtard amena des offres
mirobolantes. M. V. de G ..., qui possède cependant d'admirables
animaux bien racés, l'entreprit à coups de billets de mille. À l'époque, ça
comptait ... Laissons la parole à Félix :
— Il a fini par aligner autant que je gagnais en six
mois. Les yeux me « parpellegeaient ». J'avais peur de me laisser
tenter. Alors j' dis : « Moussu Valentin, je vous vendrai la chèvre,
la maison, même la bourgeoise ... mais Belle, jamais. » C'est plus
que ma fille ... »
Pour ne pas faire de jaloux — il y avait tellement de
demandes — Belle, enfermée au bon moment, n'avait jamais mis bas.
Peut-être Félix craignait-il la concurrence. Cependant, lorsqu'elle eut sept
ans, il pensa à un remplaçant. On amena un mâle renommé du chef-lieu de canton :
Bleu X griffon ... Belle ne voulut rien savoir. Tous les essais suivants
furent voués au même échec.
— Cette garce le fait exprès, clamait Félix, déçu.
Doucement d'autres années glissèrent. La bête redoutable faisait toujours parler
d'elle. Sa ruse et son plongeon surprenaient bien des fois lièvre ou lapin
gîté. Dix ans ... Félix conservait bon œil, mais sa compagne commençait la
dégringolade. Légèrement ému, à chaque ouverture il lui disait :
« C'est la dernière, ma pauvre vieille ! ... »
De son petit train Belle repartait, un peu sourde, mais avait-elle besoin
d'être commandée ? Un jour, cependant, elle n'essaya plus de déloger le
lapin remis dans un roncier ; elle se contentait d'aboyer plaintivement.
Puis ce fut le marais qu'elle n'osa affronter. L'étau des mâchoires devint
moins puissant. Certaine matinée torride, Félix la rapporta sur son dos à la
maison.
Belle atteignait treize ans ... Un matin, elle refusa
la tasse de lait tiède que son maître lui donnait avant de partir au travail.
Les yeux à demi voilés regardaient loin, très loin. Nul frémissement lorsque la
rude main devenue douce, presque maternelle, caressa tendrement sa tête.
Parfois un frisson agitait le corps amaigri. C'était la fin.
Et lorsque, sous le grand cerisier du jardin, les dernières
pelletées de terre eurent pour toujours séparé les deux amis, Félix, pourtant
peu tendre, pleura.
A. ROCHE.
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