Le moins évolué des âges serait-il l'âge marin ?
Cette question sibylline mérite au moins quelque
éclaircissement. Allumons donc notre lanterne et tâchons d'y voir clair.
Il y a de cela des millénaires, l'agriculture n'existait
pas. Les humains, ou leurs précurseurs anthropopithèques, se contentaient de
cueillir les fruits aux arbres qui en donnaient, ou de se nourrir de racines
sauvages. Mais, depuis beau temps, les hommes ont saisi tout l'intérêt qui
pouvait s'attacher à la culture. Se substituant à la nature, ils ont eux-mêmes
planté des semences, pour multiplier d'abord quelque graine profitable, puis
pour l'améliorer. Cet âge de la recherche agricole remonte au plus lointain
passé, et c'est une grande injustice vraiment que de considérer l'homme des champs
comme un simple, alors que son métier est l'un des plus évolués.
Pour rentrer, après cette digression exemplaire, dans un
domaine qui nous est ici plus familier, celui de l'halieutique, on observera
que les pêcheurs fluviaux ne se sont convertis au modernisme que dans un passé
infiniment plus récent. Bien que, dans certaines régions, même françaises,
l'autochtone tire sa principale ressource de la pêche en eau douce, il aura
fallu la progressive raréfaction du poisson ou du mollusque aquatique pour inciter
les amateurs à repeupler les rivières, c'est-à-dire, en fait, les ensemencer.
Cela ne date guère que d'hier, et surtout du machinisme industriel, dans la
mesure où nombre d'usines ont contribué, par le déversement de leurs eaux
polluées, à détruire les espèces ichtyques ou à en réduire considérablement le
nombre.
Mais il demeure éclatant que les riverains fluviaux n'ont
guère commencé à se pencher sur le problème de l'alevinage qu'à partir du
moment où s'est trouvé viciée la règle (et même la loi) de la reproduction de
l'espèce. Parce que le poisson cessait de se reproduire selon un rythme
correspondant à leurs besoins alimentaires, ou à leurs goûts du bon-manger, ils
se sont décidés à aider cette reproduction par des artifices de leur invention.
Ainsi, si l'agriculture rejoint la limite des âges civilisés, la pisciculture
ne date que du dernier siècle. Voici peu que l'on sait féconder
artificiellement les œufs de poissons d'eau douce, que l'on utilise des
incubateurs rationnels, que l'on pratique en un mot l'art d'élever et de
multiplier la faune des rivières.
Où je veux en venir ? À pousser le cri d'appel qui
s'impose, ou qu'imposent les événements, devant l'appauvrissement continu des
espèces qui enrichissaient jadis notre littoral, qu'il s'agisse de poissons, de
crustacés ou de mollusques. À suggérer les moyens probables de remédier à un
aussi fâcheux état de choses, en prenant exemple de ce qui s'est passé il y a
des milliers d'années pour le sol et il y a quelques dizaines de lustres à
peine pour les rivières ...
Ce n'est un mystère pour personne, et encore moins pour les
bassiers épris de cueillettes côtières, que la mer se meurt, depuis près de
quarante ans. Il suffit d'interroger les vieux marins du rivage pour comprendre
à quel point la faune du littoral s'appauvrit d'année en année. Ce n'est pas
être le moins du monde laudator temporis acti, ni faire, par un principe
détestable, l'éloge-du-temps-où-l'on-était-jeune, que de reconnaître un fait,
hélas ! indiscutable. Si les grands fonds marins, bas ou hauts, continuent
à regorger de belles pièces, sauf sur les points où le chalut aveugle y taille
des coupes sombres, par contre la côte des bassiers, celle où s'exercent le
flux et le reflux des eaux, celle qui découvre à mer basse, et même,
trop souvent, les régions circumvoisines, perd ses hôtes sous-marins, jour
après jour. Là où le simple amateur averti, et parfois le baigneur en
villégiature, péchait cinq ou six homards, le fouëneur le mieux entraîné ne
récolte plus que de vaines courbatures, en vertu du vieil adage : Là où il
n'y a rien, le roi perd ses droits. Il en va de même pour les chasseurs
d'étrilles, portunes, anglettes et autres lirets : les plateaux
sous-marins où l'on happait, en deux heures de basse mer, deux à trois cents
crabes de cette savoureuse espèce ne les lâchent plus qu'à l'unité, lorsqu'on
en prend encore. Je sais des coins où la moule et le vanneau, voire la coque ou
hénon, ont presque totalement disparu. Et je me souviens qu'avant l'autre
guerre la brème de mer foisonnait dans les parages de Luc-sur-Mer, où cette
espèce est en grève (si l'on ose risquer un aussi médiocre à-peu-près) depuis
au moins six lustres.
Il n'est pas dans mon dessein d'étudier ici les causes de
ces disparitions. Trop nombreuses, elles exigeraient de multiples pages. Qu'il
nous suffise de rappeler, parmi les principales, la radicale transformation
subie naguère par la marine à voile. Dans chacun de nos ports, les « quinze-pieds »
ou les picoteux, dont le foc gonflé picorait si pittoresquement la houle, ont remisé
leurs toiles au magasin des vieilles lunes et adopté le pratique et rapide bolinder,
ou plus simplement le moteur de pétrolette. Ainsi les haussiers ne sont-ils
plus obligés de compter avec les caprices du vent, sinon de la tempête, et
peuvent-ils sortir du port ou y rentrer à l'heure qui leur plaît — à
condition d'avoir de l'eau, comme n'aurait pas manqué de le faire remarquer M. de
La Palice.
C'est très beau le progrès, mais, quand il est à base de
mazout, il présente le terrible inconvénient de polluer, au moins en surface,
les eaux salées. Or, comme celles-ci s'élèvent et s'abaissent deux fois par
jour, les pellicules pétrolières qui s'y étalent ne cessent d'enrober les
diverses espèces animales qui y vivent et s'y reproduisent, au grand dam de leur
progéniture. On peut affirmer que le mazout reste l'ennemi public numéro un des
crustacés côtiers et souvent des poissons qui viennent frayer à terre, donc des
bassiers, leurs conquérants. Et il n'est pas téméraire de supposer que le bain
de mazout demeure tout autant contre-indiqué pour nombre de mollusques.
Le mazout sera d'ailleurs sans doute bientôt détrôné par les
propulseurs à réaction atomique, le mieux n'étant pas fatalement l'ennemi du
bien mais devenant ici celui du mal. En attendant ces heureux temps futurs,
heureux au moins pour la faune du littoral, il importerait d'éviter que cette
dernière ne fût promptement réduite à zéro.
Je sais parbleu bien que les Pouvoirs publics ont à résoudre
bien d'autres tâches urgentes. Mais il me semble que les protecteurs légaux de
la pêche côtière auraient intérêt à faire pour le littoral ce qui a déjà été
accompli pour les rivières et les fleuves, en réensemençant au plus vite
les côtes à marées.
Et qu'on ne me vienne pas objecter que ce qui est possible,
sinon aisé, pour les cours d'eaux et les étangs, reste difficile, sinon
inapplicable, pour les zones sous-marines frappées par la découverte des
marées. Je ne cesserai de citer l'exemple de deux de mes amis qui, par goût ou
par esprit de recherche, se sont amusés naguère à transporter des sacs de
vanneaux de Normandie en Artois, ou des sacs de moules du Calvados en Bretagne,
et ont eu, chacun de son côté, l'extrême surprise de les y voir « reprendre »,
puis proliférer, dans des secteurs appropriés, sableux dans le premier cas, de
rochers goémoneux dans le second, des secteurs où l'on n'avait pas constaté
l'existence de mollusques de cette sorte.
Ces essais expérimentaux pourraient être renouvelés avec
profit, j'en suis sûr, pour quantité d'autres mollusques. Ils pourraient même
être tentés pour nombre de crustacés et, pourquoi pas, de poissons ...
Mais il conviendrait surtout de passer au plus vite du stade empirique au stade
scientifique et de rénover notre faune marine côtière par des méthodes de
pisciculture dignes de ce nom. À défaut d'organismes officiels, sur lesquels on
doute qu'on puisse largement compter — en cette matière comme en beaucoup
d'autres — pourquoi les bassiers professionnels du littoral, sévèrement
atteints par la disparition des espèces marines, n'uniraient-ils pas leurs
efforts en vue de repeupler leurs champs de pêche, dûment réensemencés ?
Maurice-Ch. RENARD.
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