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La physionomie du 39e Tour de France

Il n'est pas prématuré de présenter dès maintenant le 39e Tour de France cycliste. D'autant plus que son départ sera donné en avance sur le calendrier habituel. Les organisateurs de l'épreuve sportive la plus « spectaculaire » du monde n'ont pas voulu, en effet, qu'elle chevauchât avec la manifestation athlétique la plus dépouillée, la plus pure : les Jeux olympiques. Commencé le mercredi 25 juin, le Tour s'achèvera le samedi 19 juillet, la veille même du jour où, à Helsinki, s'ouvriront les Jeux. Par un souci qui les honore, les continuateurs de l'oeuvre créée par Henri Desgrange ont renoncé à l'apothéose dominicale sur la piste rose du Parc des Princes. La foule n'en sera pas moins dense pour applaudir ceux qui auront bouclé la boucle.

Une boucle peu géométrique en sa forme et qui ne sera même pas fermée. Une fois encore, on nous propose un itinéraire nouveau et, en apparence, fantaisiste. En bouleversant chaque année la physionomie du Tour, M. Jacques Goddet a ses raisons, qui peuvent dérouter d'abord la raison, mais que l'esprit est contraint d'admettre. De ces raisons, il en est de sportives, les autres sont matérielles. Examinons d'abord les secondes, plus ou moins ignorées du grand public.

Pendant plusieurs semaines, le Tour lance sur les routes une caravane qui groupe douze cents personnes. Coureurs et suiveurs doivent être hébergés les soirs d'étape. Seules peuvent être choisies les villes ou stations climatiques qui offrent un nombre de lits suffisant. Ces disponibilités hôtelières ne sont pas proportionnelles à l'importance des agglomérations et il faut tenir compte des foires et autres manifestations commerciales, des afflux de touristes à certaines époques. Des villes que leur situation géographique semblerait imposer se trouvent éliminées. Celles qui restent sur les rangs doivent, en outre, verser une somme coquette pour se voir attribuer l'honneur de recevoir le Tour. Les étapes sont en quelque sorte mises aux enchères. La municipalité la plus généreuse évince ses voisines.

À première vue, cette petite cuisine financière apparaît déplaisante. Elle ne se fait pas clandestinement. Et elle est imposée par la nécessité d'équilibrer un très lourd budget : les prévisions atteignent cent vingt-cinq millions cette année. N'oublions pas que ceux qui risquent un pareil capital sont des particuliers et que pas un centime de subvention n'est demandé à l'État, phénomène assez rare aujourd'hui pour être souligné favorablement. Souvenons-nous, en outre, que les recettes, parfois considérables, recueillies aux arrivées reviennent en totalité aux caisses locales. Le commerce, d'autre part, trouve son profit. Enfin, quand il s'agit de stations thermales, balnéaires ou climatiques, une publicité avantageuse leur est faite, ne serait-ce que par la mention répétée de leur nom dans des milliers et des milliers de journaux à travers le monde.

Passons aux considérations authentiquement sportives qui poussent les organisateurs à imaginer des parcours inédits alors qu'il serait si commode d'adopter, une fois pour toutes, un tracé type.

Si l'on va au fond des choses, on s'aperçoit que, simultanément, deux batailles sont engagées. La première, toute pacifique, oppose les concurrents publiquement. L'autre, secrète, insidieuse, est menée entre les coureurs et les organisateurs dont les points de vue sont différents. Les organisateurs réclament des luttes incessantes, acharnées, un spectacle aux épisodes imprévus et se déroulant sur un rythme frénétique, sans arrêts, sans entractes. Les coureurs, eux, songent à ménager leurs forces. Ce sont des hommes et la loi du moindre effort les gouverne. S'ils connaissent trop bien le profil d'un parcours, ils se promèneront jusqu'au pied des cols les plus abrupts. Qu'importe, pour les champions, que des camarades prennent de l'avance sur le plat s'ils sont sûrs de les rattraper, puis de les dépasser dès que les pentes se feront rudes. En réalité, le Tour de France classique se jouait en deux étapes décisives : celle des grands cols des Alpes, celle du Tourmalet ou de l'Aubisque. Le reste était hors-d'œuvre, bagatelles livrés aux figurants. Qu'on nous entende, il ne s'agissait pas de « chiqué », de « combine ». Entre les vainqueurs possibles, une entente muette, tacite s'établissait. Comme conséquence, des étapes monotones, sans influence sur le résultat final, se déroulaient jusqu'à la montagne et après la montagne.

En outre, au goût de certains critiques, un avantage illégitime était consenti aux « grimpeurs ». S'envoler vers les cimes est un don précieux, certes, mais il en existe d'autres. L'athlète qui soutient un train rapide, le sprinter à la pointe de vitesse fulgurante méritent bien, eux aussi, d'avoir leur chance. Et, plus encore, les hommes complets qui, vaincus sur des terrains particuliers par des spécialistes, s'affirment, dans l'ensemble, les meilleurs.

Le Tour de France 1952 a été conçu en vue de réaliser l'équilibre et de ménager un intérêt soutenu. L'événement nous dira s'il tiendra ses promesses. Rapidement, fixons ses caractéristiques, en notant tout de suite que le principe des étapes courtes subsiste.

Départ de Brest, en hommage à une cité martyre en pleine renaissance. De Brest à Namur, via Rennes, Le Mans, Rouen et Roubaix, des étapes faciles. De Namur, les coureurs iront à Metz, à .Nancy, à Mulhouse, à Lausanne, pour prendre à l'Alpe-d'Huez leur premier jour de repos à 1.800 mètres d'altitude. De cette station française, la caravane gagnera la station italienne de Sestrières pour redescendre vers Monaco par le Piémont. Monaco-Aix-en-Provence, une boucle par le Ventoux avant Avignon, Perpignan, Toulouse, Bagnères-de-Bigorre, en plein cœur des Pyrénées, Pau, Bordeaux, changement de direction brusque vers Limoges et Clermont-Ferrand avec arrivée originale au sommet du Puy de Dôme ; de Clermont à Vichy, une pédalée contre la montre et, pour terminer, une randonnée d'une seule traite jusqu'à Paris qui, elle, comptera 345 kilomètres.

Comme nos lecteurs en jugeront, ce Tour de France a un profil assez singulier avec ses incursions en Belgique, en Suisse, en Italie, l'entrée en scène de localités imprévues, un dédain marqué pour les côtes de l'Océan, Vichy se trouvant paradoxalement placé sur la lisière du pays.

Au fond, si elles déconcertent au prime abord, ces innovations ne travestissent pas le visage profond de l'épreuve. La distance totale, 4.800 kilomètres environ, n'a guère varié, ni le nombre des étapes. Des cols ont été effacés, d'autres resurgissent, tel le Galibier; d'autres font leur entrée. Il apparaît que le menu copieux proposé aux coureurs est suffisamment varié pour tenter tous les appétits. Il n'est pas au-dessus des capacités d'absorption d'un homme en pleine santé ; sa rigueur n'est pas excessive.

À la veille d'être quadragénaire, le Tour se porte à merveille, mais il devient un tantinet capricieux. Ses fantaisies sont sympathiques pourtant : quand l'âge mûr s'annonce, tout est préférable à l'immobilité, à la sclérose. Gratuit, le film du Tour nous distraira à l'aube de l'été et nous suivrons ses « chasses » ardentes.

Jean BUZANÇAIS.

Le Chasseur Français N°663 Mai 1952 Page 283