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53 h. 4' de vol en planeur !

Le lundi 4 février 1952 à 13h.05, un planeur français décollait d'un petit terrain du Midi de la France. Deux hommes étaient à bord ...

Le mercredi 6 février à 18 heures, ces deux mêmes hommes, exténués, parvenaient à poser délicatement leur fin planeur sur ce même terrain.

Ils avaient tenus l'air, sans moteur, sans aucun atterrissage, plus de deux jours et deux nuits. Un record international envié était largement battu.

Ces deux hommes étaient Carraz et Branswick, moniteurs au « Service de l'Aviation Légère et Sportive » ; le planeur était un Fouga C. M. 7 conçu par les ingénieurs Castel et Mauboussin, l'équipement radio un N. O. R.

Il n'est pas trop tard pour revenir sur cette magnifique performance qui permet à la France de faire meilleure figure sur les tablettes des records internationaux de vol à voile.

Exploit sportif, peu banal tout d'abord. La résistance physique de ces hommes, enfermés dans un minuscule habitacle en plexiglass, attentifs au pilotage et aux indications de leur tableau de bord, peut forcer l'admiration de beaucoup de sportifs.

Plus de deux jours et deux nuits, au coude à coude, en se relayant parfois pour somnoler quelques instants, deux jours et deux nuits à subir, toujours dans cette cabine étroite, des variations brusques de température allant de -8° à +10°, deux jours et deux nuits sans qu'ils puissent seulement étirer et détendre leurs muscles crispés. Deux nuits surtout où le pilotage et la navigation devinrent plus durs et plus compliqués ; deux nuits où l'esprit d'équipe ne dut pas être un vain mot ... Là-bas, c'est la piste éclairée du havre, le terrain des Alpilles de Saint-Rémy-de-Provence ; ce sont les camarades au sol qui veillent ; la voix nette et précise de ceux-ci est transmise aux pilotes par le petit et merveilleux poste émetteur-récepteur N. O. R ... Ce sont des encouragements que leurs oreilles et leur esprit perçoivent :

« Il faut encore vaincre vos hallucinations et les mirages, ne pas trop remuer sur votre corps endolori. — Il faut tenir. Notre aviation, le pays ont besoin que vous rameniez le record en France ! »

Mais les ascendances favorables baissent ; le « Castel-Mauboussin » vient parfois frôler les contreforts des Alpilles. 500 mètres, 400 mètres d'altitude, 300 mètres seulement : les yeux rivés sur le variomètre, Carraz et Branswick « s'accrochent » désespérément. Le cockpit est givré, il fait -4° à l'intérieur de la cabine. Certes, le record de France est maintenant battu ..., mais le record international ne l'est pas.

Alors, comme si les dieux s'étaient penchés sur la douleur et la farouche volonté de ces hommes, le variomètre frémit dans une nouvelle ascendance ... 400, 500, 600 mètres d'altitude ; la ronde fantastique va se poursuivre. Tout à l'heure, au lever du jour, le mistral, rageur, va prendre le délicat planeur et son équipage dans une turbulence inouïe et le retourner à deux reprises comme un fétu de paille. Le thermomètre, les bouteilles thermos, les dernières victuailles s'éparpillent dans l'étroite cabine ... Le matériel, le planeur français ont tenu. Alors, c'est maintenant l'aube de la victoire qui se lève. Elle réchauffera le cœur de Carraz et Branswick, comme le soleil qui se fait plus chaud leur donnera des forces.

À la demande du commandant de l'aéroport de Marignane, tous les équipages des avions commerciaux des lignes internationales éviteront scrupuleusement, pendant une journée encore, de violer la zone bien délimitée où évolue le planeur français.

À 17h.50, le phare d'atterrissage de Saint-Rémy-de-Provence brille à nouveau. Compagnon fidèle, prêt à toute éventualité, il s'endormira lui aussi avec la nuit qui tombe, car ... il est 18h.00, en ce mercredi 6 février 1952.

Le record mondial le plus envié de tous les vélivoles du globe est la propriété de Carraz et Branswick.

Après un dernier regard aux sommets enneigés des Alpes, ils posent leur fin oiseau de toile et de bois sur le gazon de ce beau coin de Provence ...

Au hasard des terrains, j'ai rencontré Carraz et Branswick plusieurs jours après leur splendide performance. Modestes, faisant avant tout de leur victoire une victoire française et une victoire du matériel, ils m'ont permis, pour les lecteurs du Chasseur Français, de reproduire le procès-verbal de leur vol record. Le voici, sobre, précis, superficiellement laconique.

Lundi 4 février, 13h.05 : Départ du terrain de Romain-les-Alpilles, en vol remorqué.

13h.13 : Largage du C.  M. 7 à 800 mètres.

17 heures : Altitude 1.300, vent 70 kilomètres-heure, +2°. Le temps semble s'établir au mistral et les dispositions de vol de nuit sont prises.

19 heures : Altitude 900, vent 90 kilomètres-heure, 0°. Le trafic est détourné par le commandant Artola pour notre sécurité en vol de nuit. Tout va bien à bord quoique nous nous refroidissions.

21h.30 : Altitude 600, vent 100 kilomètres-heure, -3°. Nous demandons la veille constante de l'équipe au sol en phonie, le mistral étant momentanément mal orienté.

24 heures : Altitude 1.000, vent 100 kilomètres-heure, -4°. Le vol se poursuit normalement malgré le froid à l'intérieur de la cabine.

Mardi 5 février, 02h.40 : Altitude 300, vent 110 kilomètres-heure, -2°. Nous avons dû descendre sous une couche nuageuse s'accumulant au-dessus du terrain et nous traversons une période de pilotage difficile, sans visibilité extérieure. Nous demandons l'éclairage de la piste d'atterrissage par sécurité.

06h.30 : Altitude 1.500, vent 95 kilomètres-heure, 0°. Malgré la fatigue, les conditions meilleures du temps nous encouragent à persévérer, et le jour se lève.

08h.30 : Altitude 1.600, vent 90 kilomètres-heure, +3°. La température plus clémente nous encourage beaucoup et le vol se poursuit normalement.

13h.30 : Altitude 1.900, vent 90 kilomètres-heure, +10°. Nous éprouvons des difficultés pour ne pas monter, le soleil nous réchauffant beaucoup.

15 heures : Altitude 700, vent 100 kilomètres-heure, +8°. Une turbulence violente nous retourne à deux reprises et nous avons des difficultés pour rétablir l'ordre intérieur. Les parachutes absents par manque de place sont vivement regrettés. La turbulence reste forte. Le thermomètre a disparu.

18 heures : Altitude 1.000, vent 90 kilomètres-heure. Le froid nous gêne beaucoup plus par suite de la fatigue à l'approche de la deuxième nuit, le moral est très élevé, la turbulence s'atténue. (Nous apprenons que le record de France est battu.)

22 heures : Altitude 1.400, vent 60 kilomètres-heure. Nous avons très froid, mais l'altitude est bonne. Le vent faiblit beaucoup.

Mercredi 6 février, 3 heures : Altitude 700, vent 50 kilomètres-heure. Malgré nos efforts, nous descendons progressivement, le vent faiblit et notre inquiétude est grande. Il fait très froid et le jour est loin.

5 heures : Altitude 300, vent 30 kilomètres-heure. Nous demandons pour la deuxième fois le phare d'atterrissage en sécurité et nous éprouvons de grosses difficultés pour nous maintenir au niveau de la chaîne des Alpilles. La visibilité extérieure est très faible et la fatigue forte, la radio nous est d'un grand secours moral.

6 heures : Altitude 300, vent 20 kilomètres-heure. Le givrage du cockpit nous gêne toujours. Nous espérons que le jour amènera une reprise du vent, mais la fatigue et le froid sont pénibles à supporter. Ces quelques heures nous fatiguent plus qu'une nuit entière de pilotage par beau temps.

Deux planeurs décollent du terrain et les pilotes Décety et Atger nous apportent une aide précieuse.

08h.30 : Altitude 400, vent 30 kilomètres-heure. Le mistral se lève légèrement avec le jour, le moral est meilleur. La température toujours basse.

12 heures : Altitude 400, vent 50 kilomètres-heure. Le mistral s'est établi, mais nous restons toujours à une altitude déprimante pour notre moral.

14 heures : Altitude 800, vent 60 kilomètres-heure. Le moral est très élevé, mais le temps nous semble bien long.

16 heures : Altitude 1.400. On nous annonce par radio la victoire et nous décidons, malgré la fatigue, de nous poser juste avant la nuit.

18 heures : Les feux du terrain sont allumés par sécurité, et nous épuisons nos dernières forces dans un bon atterrissage.

Signé : BRANSWICK, CARRAZ.

Carraz et Branswick battaient ainsi à la fois le record français de durée en biplace et le record international. Ce dernier était dépassé de 2h.38. Il appartenait depuis le 11 décembre 1938 aux pilotes allemands Bödecker et Zander, sur planeur « Kranich ». La performance s'était déroulée à Rossiten, sur les bords de la Baltique.

Elle déposséda alors de son titre de champion le fameux as autrichien Kronfeld. Entre temps, plusieurs pilotes russes tentèrent de battre ce record, sans y parvenir.

Avec la renaissance du vol à voile en Allemagne, il est fort probable que la conquête du record va faire l'objet de tentatives nouvelles de la part des pilotes germaniques ... Nos pilotes n'ont pas dit leur dernier mot.

Carraz et Branswick ont offert, en ramenant en France ce record envié, la plus belle récompense aux pionniers du vol à voile français, je veux dire Georges Abrial et Éric Nesseler. Ils apportent aussi une nouvelle satisfaction, toute morale, aux ingénieurs Mauboussin et Castel de la firme « Fouga ». Venue assez récemment à l'aviation, celle-ci a déjà contribué puissamment au redressement français dans le domaine aéronautique.

Cinquante-trois heures quatre minutes de vol en planeur. Victoire de la volonté, du courage, de la persévérance d'un équipage français. Victoire aussi de la technique française.

Maurice DESSAGNE.

Le Chasseur Français N°663 Mai 1952 Page 286