Nous connaissons tous la façon dont nos aïeux récoltaient le
miel dans leurs ruches fixes. Cette opération avait lieu généralement en mars,
où le nid à couvain était encore restreint. La ruche était portée à l'ombre et
hors du champ de vol du rucher ; on la retournait sur un bâti spécial ou
un seau, puis la moitié de la ruche était obturée par une planche dans le sens
des rayons ; après quoi on enfumait la partie à nu à l'aide de chiffons
allumés pour obliger les abeilles à se cacher sous la partie abritée par la
planche. Les rayons étant dégagés, on procédait à la « taille » en
les découpant avec un long outil tranchant, de manière à vider la moitié de la
ruche ; après quoi elle était remise à sa place. L'année suivante, on
enlevait l'autre moitié ; de ce fait, les rayons de cire n'avaient pas
plus de deux ans. Ceux enlevés étaient portés dans une pièce fermée, puis
écrasés dans un tamis ou un linge au-dessus d'un récipient où s'écoulait le
miel. La cire était fondue à l'eau bouillante.
Mais, en Beauce, on utilisait une méthode simple à grand
rendement connue depuis des siècles et qu'on se transmettait dans la famille de
père en fils dans le plus grand secret : il s'agissait du culbutage. Cette
méthode avait l'inconvénient de réduire le nombre de ruches, mais on en faisait
venir du dehors, et les essaims naturels aidaient à maintenir l'importance du
cheptel. De toute façon on obtenait une forte récolte non comparable avec celle
donnée par le procédé ordinaire décrit plus haut.
Les ruches achetées au loin voyageaient emballées dans des
toiles et sur un lit de paille pour amortir les secousses ; elles étaient
transportées un peu avant la miellée, en avril, et mises en place au rucher.
Lors de la pleine miellée, en mai, par beau temps, alors que
la grande masse des butineuses étaient au dehors, l'apiculteur procédait au
culbutage de toutes les ruches suffisamment fortes. La colonie choisie était
enfumée par l'entrée, puis, enlevée de son plancher et retournée à l'envers, on
la fixait ainsi dans un trou pratiqué au préalable dans la terre tout près de
l'emplacement normal ; on posait ensuite sur la ruche une tôle de meunerie
perforée, laquelle faisait office de grille à reine puisqu'elle ne laissait
passer que les ouvrières et non la reine. Sur la tôle, une autre ruche vide,
mais à laquelle on avait eu soin de coller des morceaux de rayons dans le haut.
Le tout était joint avec de la bouse de vache, de la terre argileuse ou les
deux mélangées ; on avait soin, toutefois, de ménager un passage pour le
va-et-vient des abeilles, cette entrée donnant dans la ruche vide.
Lorsque les butineuses rentraient à la ruche, après quelques
recherches, elles arrivaient à trouver le passage et, naturellement, elles
allaient dégorger leur butin dans le haut de la ruche vide et y allongeaient
les rayons de cire, afin de pouvoir y entreposer la récolte des butineuses ;
ce travail était terminé en quelques jours et, si la miellée donnait, ce corps
était rapidement garni de miel. Ceci provenait du fait que dans la ruche
culbutée la reine, étant gênée par le sens des cellules, arrêtait sa ponte et,
à mesure de l'éclosion du couvain, un contingent de plus en plus fort était
libéré de l'élevage et venait grossir le rang des travailleuses. Nous pourrions
comparer ce procédé au plan Demarie, lequel consiste aussi à freiner la ponte
de la mère pendant la miellée et libère une partie des abeilles nourrices du
nid à couvain, qui s'adonnent alors à la récolte.
Bref, la miellée une fois terminée, voici comment on
procédait à la récolte : comme à présent, on choisissait un jour de beau
temps calme, lorsque le gros des butineuses était au dehors. Les deux ruches
réunies étaient emportées à l'abri des abeilles, de préférence au frais ou sous
un hangar ; là, on enlevait la ruche supérieure, que l'on retournait sur
un seau ou un bâti de bois; on plaçait dessus une ruche vide, puis on la
tapotait pour obliger les abeilles à la quitter et à monter dans la ruche vide.
L'opération terminée, on procédait de même avec l'autre ruche pleine en posant
dessus la vide contenant déjà les abeilles de la première ruche. Les deux
ruches dont on avait enlevé la population étaient ensuite transportées dans un
local fermé et on recommençait le même procédé avec une autre ruche double en
chassant les abeilles dans celle contenant déjà l'essaim précédent, ce qui
faisait une seule forte colonie de deux auparavant. Ces ruches étaient ensuite
replacées au rucher et arrivaient souvent à faire assez de provisions pour
passer l'hiver.
Il ne restait plus qu'à extraire le miel ; pour cela,
dans le local fermé réservé à cet effet, se trouvait une espèce de grande table
avec des rebords dont l'intérieur était garni de zinc sur lequel était posée
une grande claie d'osier recouverte d'un tissu à grosses mailles. Les rayons de
cire étaient détachés et brisés au-dessus de la toile, le miel s'écoulait et
suivait la pente donnée à la table pour aller se déverser à une extrémité par
un passage dans un seau placé au-dessous. Les rayons contenant du pollen
étaient coulés à part pour donner un miel coloré de deuxième qualité.
En définitive, on obtenait par le culbutage une forte
récolte de bon miel et, environ, un kilogramme de cire pure une fois fondue ;
mais on était obligé d'acheter tous les ans de nouvelles colonies. Il n'y a pas
de doute que ce procédé était fort rentable pour l'époque, le secret gardé
alors à son sujet en est la meilleure preuve.
Roger GUILHOU,
Expert apicole.
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