Dire que nous autres Français, État ou simples particuliers,
vivons tous au-dessus de nos moyens commence à ne plus être très original. Mais
il ne semble pas que cette vérité première ait encore pénétré beaucoup
d'esprits, car il est malheureusement certain que nous vivons toujours dans ce
monde d'illusions tenaces qui s'est formé surtout au lendemain de la
Libération, et grâce auquel nous nous croyons toujours riches, alors que nous
ne le sommes plus. Et en vertu de quoi nous engageons très à la légère des
dépenses ou de prestige, ou de démagogie, ou même, plus simplement, de stricte
utilité, et que nous sommes incapables de tenir.
Mais pourquoi subissons-nous ces illusions dangereuses qui
appellent un réveil brutal, peut-être très proche ? Les explications
données ne manquent pas : la mauvaise politique — la mauvaise étant
bien entendu celle du voisin ; l'étatisme latent de la grosse majorité
d'entre nous, avec sa crainte de l'effort et du risque individuels ; une
sorte de complexe d'infériorité provenant des fâcheux événements de juin 1940
et qui, par besoin de compensation, nous pousserait à des surestimations
excessives, etc. Tout cela est probablement exact, au moins en partie. Mais,
sans chercher si loin, il est une raison bien plus simple, dont nous subissons
tous les effets délétères : nous déraillons complètement parce que nous ne
savons plus où nous en sommes. Et nous sommes dans cette fâcheuse situation
tout bonnement parce que, depuis 1914, nous n'avons plus de monnaie digne de ce
nom, plus de mesure sûre pour juger de la valeur des choses.
Une monnaie quelconque, qu'elle soit basée sur n'importe
quoi, coquillages ou lingots d'or, est d'abord et avant tout une mesure. Et le
propre d'une mesure, c'est d'être invariable, comme l'est notre fameux mètre-étalon.
Or, pour mesurer les valeurs, depuis bientôt quarante ans, nous sommes en plein
gâchis, sans aucun moyen rapide et infaillible de tirer la valeur réelle d'un
objet quelconque. Aussi nos illusions actuelles sont-elles bien excusables ;
on ne vit pas impunément en état de mirage perpétuel.
En passant, un exemple entre beaucoup d'autres possibles des
effets pernicieux de ce mirage monétaire dans lequel nous baignons. Combien
d'entre nous savent ou se souviennent qu'avant 1914 tout Parisien habitant un
logement dont le loyer était inférieur à 500 francs ne payait pas d'impôts,
était hospitalisé gratuitement dans les hôpitaux, en un mot était
officiellement considéré comme une sorte d'indigent. Cinq cents francs de cette
époque, à première vue, cela ne dit pas grand'chose, le mirage est là qui
s'interpose et empêche les comparaisons instructives. Mais, en pièces d'or, cela
représente actuellement pas loin de 125.000 francs et, en valeur d'acquisition
d'objets usuels, au moins 200.000. Et bien davantage si l'on tient compte de la
différence de qualité entre les deux époques des objets de dénomination
identique n'ayant en réalité aucun .point commun entre eux, depuis les textiles
jusqu'aux fromages. De cette comparaison de chiffres, il serait peut-être téméraire
d'affirmer que celui qui ne peut pas disposer de 200.000 francs pour son
logement est un indigent. Mais il n'en ressort pas moins qu'à cette époque très
proche le fait de ne pouvoir disposer que de cette somme pour se loger vous
faisait considérer comme un pauvre type que la société devait ménager quant aux
impôts et soutenir gratuitement en cas de malheur, et cela en plein triomphe de
la « jungle capitaliste ». Il y a de quoi faire rêver beaucoup de
bénéficiaires de notre « progrès social » actuel ! Soi-disant
progrès dont l'affirmation se dégonflera en même temps que se dissipera le
mirage financier.
Aussi peut-on poser comme axiome qu'il est inutile d'espérer
un retour au bon sens tant que l'ordre monétaire n'aura pas été rétabli. L'on
commence d'ailleurs à en parler un peu partout. Et même l'on prévoit la
convertibilité des monnaies pour très bientôt : ce qui nous semble aller
bien vite en besogne. Certes le retour à la santé monétaire aussi rapide que
possible est souhaitable. Mais il ne faut pas se leurrer : de très grosses
difficultés d'applications seront à vaincre. Le rétablissement monétaire ne
peut être qu'international. Cela implique le libéralisme économique entre les
nations, le rétablissement du marché monétaire international de Londres, celui
du marché des capitaux de Paris, la liberté du marché des changes, etc.,
impératifs guère conciliables avec les mystiques actuellement en faveur.
D'autre part, des problèmes plus strictement monétaires se
poseront. Par exemple, quelle valeur donner à l'or ? La valeur actuelle du
métal précieux est absolument arbitraire du fait du refus par l'Amérique de
reconnaître la dévaluation acquise du dollar par rapport à l'or et qui se
trouve concrétisée par la hausse des prix intérieurs aux U. S. A.
L'or étant une marchandise comme une autre, sa valeur réelle contre dollar doit
être au moins de 75 p. 100 supérieure au prix officiel actuel.
Il est certain que, tôt ou tard, le prix de l'or s'alignera
sur celui des marchandises, que l'Administration américaine l'accepte ou non.
C'est une certitude dont seule l'échéance est inconnue. Elle est d'ailleurs
peut-être plus prochaine qu'on ne le croit généralement, comme le laisseraient
supposer certaines grosses spéculations métal or contre dollar, ainsi que des
ramassages constants en mines d'or à faible teneur, lesquelles seraient les
premières bénéficiaires d'une réévaluation du métal. Et l'on parle aussi de
plus en plus de monnayer les frais du réarmement sans augmentation d'impôts et
hausse des prix par la réévaluation des réserves or du gouvernement américain.
Si ces éventualités se réalisaient, le contrecoup en serait,
bien entendu, ressenti partout, attendu que le dollar monnaie tient le rôle,
dans l'économie mondiale, d'une sorte d'étalon monétaire. Entre autres, cela
constituerait certainement un danger ou, tout au moins, un manque à gagner pour
la thésaurisation des pièces d'or, dont l'actuelle prime de 20 à 30 p. 100
par rapport au prix du lingot n'aurait absolument aucune raison de subsister.
Pour fixer les idées à ce sujet, rappelons qu'un kilogramme d'or fin renferme
exactement autant de métal précieux que 172 pièces de 20 francs (napoléon,
suisse ou union latine), tout en ne valant actuellement que l'équivalent de 127
napoléons.
Marcel LAMBERT.
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